Traversons maintenant la petite place si irrégulière de Old Bailey et entrons dans Newgate.
Sir Robert M…, le bon et jovial gouverneur, ne riait plus depuis la veille.
Sir Robert M… était un homme anéanti.
Après le départ de Marmouset et du premier secrétaire de l’ambassade de France, il avait été tellement ému, que, un moment, sa femme et ses deux filles avaient craint pour sa raison.
C’est que la loi anglaise ne couvre pas d’inviolabilité les fonctionnaires qui se trompent.
Le policeman qui arrête un citoyen paisible et le prend pour un malfaiteur s’expose à des dommages-intérêts considérables.
À plus forte raison le gouverneur d’une prison, qui se méprend aussi grossièrement que s’était mépris ce pauvre sir Robert M…
Marmouset était capable de lui demander un million d’indemnité, et ce qu’il y avait d’épouvantable, c’est que la justice accueillerait cette prétention, au moins en partie, et sir Robert M…, en songeant à cela, sentait ses cheveux se hérisser, et il se voyait complètement ruiné et forcé peut-être d’abandonner sa position de gouverneur.
Le soir de ce jour néfaste, il s’était mis à pleurer comme un enfant.
La nuit avait été sans sommeil pour lui.
Dès le matin, chaque coup de cloche annonçant que quelqu’un voulait pénétrer dans Newgate bouleversait le pauvre homme à ce point qu’il croyait voir entrer un solicitor muni d’une requête, et lui venant donner assignation à comparaître devant le tribunal, au nom du gentleman injustement emprisonné.
La matinée s’était pourtant écoulée et sir Robert n’avait rien vu venir.
Alors il avait eu une idée insensée.
Il s’en était allé voir l’homme gris et lui avait dit :
– J’étais plein de bonté pour vous, gentleman, et vous m’en avez récompensé par la plus noire ingratitude.
À quoi l’homme gris, c’est-à-dire Rocambole, s’était mis à rire.
– Gentleman, poursuivit sir Robert M… avec cette langue infernale que vous parliez, vous avez encouragé mon erreur.
– Mylord, répondit Rocambole, je vous ai pourtant bien prévenu que je ne connaissais pas ce gentleman.
– C’est vrai, et je n’ai pas voulu vous croire, mon Dieu ! soupira sir Robert M…
– Ah ! dame ! poursuivit Rocambole, ma situation n’est pas très belle, j’en conviens, mais je ne voudrais pas être à votre place non plus.
– Croyez-vous donc que ce gentleman donnera suite à ses menaces ?
– J’en suis sûr.
– Seigneur Dieu !
– Et vous êtes un homme ruiné par avance.
Sir Robert M… avait des larmes dans les yeux.
– Cependant, reprit Rocambole, je vais vous donner un conseil.
– Parlez, parlez vite.
– Le gentilhomme est fort riche…
– Raison de plus pour qu’il ne cherche pas à me ruiner.
– Il est excentrique.
– Ah !
– Je suis persuadé qu’avant de vous actionner en justice, il vous viendra voir.
– Eh bien ?
– Et qu’il vous demandera quelque chose d’extraordinaire.
– Mais quoi donc ?
– Je n’en sais rien ; mais c’est ma conviction.
– Et alors ?
– Alors, faites ce qu’il vous demandera, vous le désarmerez peut-être…
– Ah ! dit sir Robert, vous croyez ?
– Dans votre position, mylord, il faut essayer de tout, répondit flegmatiquement Rocambole.
Sir Robert M… poussa un profond soupir.
– Je vous remercie, dit-il, et même je vous demande pardon des paroles qui me sont échappées tout à l’heure.
Puis il fit un pas de retraite, et se retournant :
– Vous n’avez besoin de rien, gentleman ?
– Pardon, fit Rocambole en souriant.
– Parlez.
– Vous avez oublié sans doute, mylord, de m’envoyer des journaux ce matin.
– Ah ! c’est juste.
– Et s’il vous plaisait de me faire donner le Times ou l’Evening Star…
– Je vais vous les envoyer tous les deux.
– Ensuite, Mylord, dit encore Rocambole, je désirerais vous faire une question.
– Je vous écoute.
– Quand me juge-t-on ?
– Je l’ignore.
– Mais enfin, on me jugera ?
– Oui, aussitôt qu’on sera fixé sur votre identité et votre vrai nom.
Rocambole éclata de rire :
– Alors, dit-il, je crois que je serai longtemps le protégé de Votre Honneur.
Sir Robert M… s’en alla un peu réconforté par les paroles de son prisonnier.
Il entra dans son appartement et demanda si personne n’était venu !
– Personne ! lui répondit-on.
Sir Robert M… respira et manifesta même l’intention de déjeuner.
Nous l’avons dit précédemment, le logement du gouverneur, à Newgate, est situé sur la rue Old Bailey.
C’est une maison dans une maison, c’est-à-dire qu’il y a entre le greffe, qui fait partie de ses appartements, et la prison proprement dite une muraille épaisse dans laquelle s’ouvre une porte de fer basse et garnie de barreaux énormes.
Le gouverneur peut entrer et sortir à toute heure sans avoir à franchir cette porte, et il peut recevoir chez lui autant de visiteurs qu’il lui plaît.
Il a même une entrée particulière qui se trouve entre les deux fameuses portes que le peuple de Londres a surnommées l’entrée et la sortie.
Le prisonnier pénètre dans la prison par l’une, et quand il en sort par l’autre, c’est pour trouver de plain-pied la plate-forme de la potence.
Sir Robert M… se mit donc à table.
Mais il avait à peine la bouche pleine qu’un coup de sonnette, retentissant à la porte du milieu, le fit tressaillir.
Il cessa de manger et regarda sa femme et ses filles avec épouvante.
Une seconde après, un domestique lui apporta une carte sur un plateau.
Sir Robert M… prit cette carte, y jeta les yeux et pâlit ; il avait lu :
FÉLIX PEYTAVIN
gentleman français
Strand, hôtel des Trois-Couronnes,
Et le domestique lui dit :
– Ce gentleman insiste beaucoup pour voir Votre Honneur.
– Ah ! mes enfants ! soupira sir Robert M… en regardant ses filles les yeux pleins de larmes, c’est peut-être la ruine qui entre sous notre toit.