III

Le lendemain, qui était un samedi, comme deux heures sonnaient, une cloche se fit entendre dans les bâtiments en construction de Cold Bath field.

La prison ancienne est à l’ouest ; celle qui s’élève lentement à côté et qui est destinée à la remplacer, de telle façon qu’à mesure qu’une partie du nouvel édifice est terminée, on démolit une partie semblable de l’ancien, celle-là, disons-nous, se trouve au nord-est.

Un vaste mur d’enceinte entoure les deux prisons, du reste, et n’a qu’une issue, cette grille dont master Pin, le cousin de John Colden, est portier-consigne.

Chaque matin, le digne fonctionnaire voit les ouvriers entrer un à un.

Il les passe à l’inspection et s’assure qu’aucun d’eux ne porte un objet quelconque frappé de prohibition.

Après la première grille s’ouvre une vaste salle qui est comme l’antichambre commune des deux prisons.

À gauche, une porte de fer munie d’un guichet.

C’est l’entrée de la prison en activité.

À droite il y a une autre porte qui donne sur un préau inachevé.

Là commence la prison nouvelle, celle dans laquelle on travaille et qui n’est pas terminée.

Les ouvriers, en se rendant à leur chantier, passent par cette salle commune, à voûte ogivale, au fond de laquelle se trouve le greffe, et il n’en est pas un dont les regards n’aient été attirés par cette inscription en grosses lettres qui couvre un des murs :

L’amour de l’argent est la source de tous les maux.

Cette maxime, qui est d’une philosophie tout à fait pratique et peint bien le peuple qui a le plus vif amour de la possession et le plus grand respect de la propriété, a toujours fait réfléchir quiconque l’a lue.

Il est fâcheux seulement, qu’au lieu de l’inscrire à l’intérieur d’une prison, où elle est un regret bien plus qu’un avertissement, on ne la grave pas au coin des rues.

Or donc, ce jour-là, samedi, à deux heures, une cloche se fit entendre dans la nouvelle prison.

C’était celle qui annonçait le repos des ouvriers et l’heure du lunch.

Tout Anglais, riche ou pauvre, a l’habitude de luncher.

Le lunch est un goûter, un repas qui se compose de sandwiches, de jambon ou de roastbeef froid et d’un verre de bière brune.

Les ouvriers qui travaillaient dans Cold Bath field se reposaient alors une heure, et il leur était loisible de sortir et d’aller luncher dans les public-houses des environs.

Cependant, ce jour-là, cette autre grille qui s’ouvrait sur la salle du greffe pour les laisser passer, demeura close même après le coup de cloche.

En même temps, habitués sans doute à ce qui allait se passer, les ouvriers se réunirent au milieu du chantier, et des conversations animées s’engagèrent.

Un d’eux cependant se tenait un peu à l’écart et ne parlait à personne.

– Qui est donc celui-là ? dit un maçon qui s’appelait Jonathan.

– C’est un nouveau.

– Depuis quand est-il embauché ?

– Depuis ce matin.

– Comment s’appelle-t-il ?

– John. C’est un protégé de master Pin.

– Ah ! ah ! il vaudrait mieux que le sort le prît que moi.

– Tu n’as pourtant pas à te plaindre, Jonathan, dit un autre ouvrier.

– Pourquoi donc ça ?

– Mais parce que depuis deux ans que tu travailles ici, tu n’es encore allé là-bas qu’une fois…

Et par ces mots là-bas l’ouvrier désignait les bâtiments de la vieille prison.

– C’est déjà de trop, dit Jonathan en fronçant le sourcil.

C’était un homme d’un âge mur, un peu pâle, d’aspect chétif et de mine patibulaire.

– Ça te fait donc bien de l’effet, dit un autre, d’aller en prison pour travailler ?

– À moi, rien ?

Et Jonathan haussa imperceptiblement les épaules.

– Alors pourquoi en as-tu si grand peur ?

– Dame ! parce que j’ai mes raisons…

– Et… ces raisons ?…

Jonathan fit un brusque mouvement ; puis s’adressant à l’un des ouvriers :

– Est-ce que tu es marié, toi ? dit-il.

– Non.

– Alors tu ne peux pas savoir pourquoi je ne voudrais pas m’en aller huit jours là-bas.

– Hé ! dit un autre, nous devinons, tu as une jolie femme, Jonathan.

– Et tu es jaloux, ajouta un troisième.

Jonathan ne protesta point, mais une larme lui vint aux yeux.

– Vous avez raison, dit-il, j’avais une jolie femme et j’ai été jaloux tout comme un autre. Mais, ajouta-t-il en soupirant, je ne le suis plus, hélas !

– Pourquoi donc ?

– Parce que ma femme est morte, dit l’ouvrier en baissant la tête.

En même temps cette larme qui brillait dans son œil roula brusquement sur sa joue amaigrie.

Au lieu de s’expliquer, l’énigme se compliquait au contraire, et il se fit un silence général autour du maçon.

Mais Jonathan en avait trop dit déjà pour ne pas aller jusqu’au bout.

– Je n’ai plus de femme, dit-il…, mais j’ai une fille…, une fille de seize ans, si grande et si belle déjà qu’on lui en donnerait vingt.

Elle travaille dans un magasin de Piccadilly, et tous les soirs, après ma journée, je vais la chercher… comme tous les matins je la conduis moi-même avant de venir ici. Commencez-vous à comprendre, acheva Jonathan, pourquoi je redoute d’aller là-bas ? Huit jours séparé de ma fille ! Est-ce qu’on peut savoir ce qui arriverait ? Elle est jolie, vous dis-je, et Londres n’est que trop plein de gens qui cherchent à faire le mal.

En France, on se fût peut-être moqué de Jonathan.

En Angleterre on est plus grave, et tous ceux à qui il venait de faire cette confidence, prirent part à son anxiété, et avec eux cet homme qui se tenait à l’écart et qui avait tout entendu.

Celui-là, qui n’était autre que John Colden, entré le matin même au chantier par la haute protection de master Pin, s’avança alors vers Jonathan et lui dit :

– Compagnon, je suis ici de ce matin, et si le sort vous désignait, j’accepterais bien d’aller à votre place travailler dans l’intérieur de la prison. Je n’ai ni femme ni enfant qui m’attendent au logis, et ce ne serait pas pour moi une grande privation.

La proposition de John Colden fut accueillie des autres ouvriers par un murmure sympathique.

– Tu es un brave cœur, dit Jonathan en lui tendant la main.

– Un compagnon qui paye noblement sa bienvenue, dirent plusieurs voix.

Soudain, un silence général s’établit, et tous les regards se portèrent vers la grille du préau qui venait de s’ouvrir pour livrer passage à un gros homme qui marchait d’un pas lourd et majestueux, et portait à la main une sorte de calebasse dans laquelle il agitait des petites boules qui toutes portaient un numéro.

– Voilà le hasard qui vient, murmura Jonathan en jetant à John Colden un regard anxieux et suppliant.

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