IV

John Colden s’était approché de Jonathan et lui disait :

– Comment cela se fait-il, le tirage au sort ?

– Vous voyez ce gros homme ? répondit Jonathan en montrant le personnage qui venait d’apparaître dans le chantier.

– Oui, c’est le contre-maître des travaux.

– Dans cette calebasse il porte des numéros, continua Jonathan.

Et il va nous en donner un à chacun.

Puis il appellera chaque numéro en commençant par un.

Je comprends, dit John Colden.

– Si le nombre des ouvriers dont on a besoin dans la prison, à l’intérieur, est de quinze, par exemple, ce seront les quinze premiers numéros qui seront désignés.

– Restez auprès de moi, dit John Colden, ce qui fait que si vous avez un mauvais numéro et moi un bon, nous pourrons changer.

– Vrai, fit Jonathan ému, si j’avais le malheur d’être désigné, vous iriez à ma place ?

– Sans doute.

– Pourtant vous ne me connaissez pas…

– Je vous ai vu aujourd’hui pour la première fois.

– Qui donc peut vous pousser alors à me rendre service ?

– Je vous l’ai dit, répondit naïvement John Colden, je suis sans femme et sans enfants. Quand je suis entré ce matin, j’étais au bout de mes dernières ressources. Cela m’est donc bien égal de passer huit jours sans sortir, puisque je ne serai payé que samedi prochain.

– Vous êtes un brave homme, dit Jonathan.

Et il lui serra affectueusement la main.

Le gros homme à la calebasse, s’était placé au milieu du chantier et les ouvriers faisaient maintenant cercle autour de lui.

– Mes enfants, dit-il, j’ai une mauvaise nouvelle à vous donner.

Tout le monde le regarda avec inquiétude.

– Il s’est écroulé un mur dans le vieux Bath square, entre le moulin et la boulangerie, et il nous faut pour le réparer plus de monde qu’on n’en prend d’ordinaire chaque semaine.

Les ouvriers se regardèrent d’un air consterné.

– Nous avons besoin de vingt-cinq hommes, c’est dix de plus que d’habitude.

– C’est le quart, murmurèrent les ouvriers qui étaient une centaine environ.

– Allons, reprit le gros homme, un peu de courage, compagnons, et la main à la calebasse ; une mauvaise semaine est bientôt passée.

Le peuple anglais est calme, méthodique, silencieux.

Les ouvriers se rangèrent d’eux-mêmes sur une file, qui vint passer homme par homme, devant le contre-maître.

Chaque ouvrier, en passant, plongeait sa main dans la calebasse et y prenait une petite boule.

Les uns, superstitieux, la mettaient dans leur poche ou la gardaient dans le creux de leur main sans vouloir la regarder.

Les autres voulaient être fixés tout de suite.

Jonathan, quand ce fut son tour regarda la sienne et pâlit.

Il avait le numéro 3.

Qui sait si John Colden n’amènerait pas lui aussi un bas numéro ?

John Colden fut un des derniers à mettre la main dans la calebasse.

Puis il s’éloigna sans affectation et rejoignit Jonathan.

Jonathan tremblait.

– Quel numéro avez-vous ? lui dit-il.

– Hélas ! le numéro 3.

– Eh bien, dit John Colden en souriant, donnez-moi votre boule et prenez la mienne.

La boule de John Colden portait le numéro 69.

L’échange fait, Jonathan était sauvé.

Quant à John Colden, un éclair de satisfaction passa dans ses yeux.

Sans doute le but poursuivi était atteint.

L’homme à la calebasse fit alors l’appel.

Quand il vit John s’avancer au numéro 3, il lui dit en riant :

– Tu n’as pas de chance, mon garçon.

– Bah ! dit John, j’en aurai une autre fois. Pour aujourd’hui, je paye ma bienvenue.

Alors les vingt-cinq hommes que le sort avait désignés pour travailler dans l’intérieur de la prison se rangèrent deux par deux.

La grille du préau s’ouvrit devant eux, et ils traversèrent la salle du greffe.

Tout au fond, à gauche, le gros homme sonna à la porte de fer.

John Colden entendit crier des verroux, grincer des pênes, et la porte s’ouvrit.

– Nous aurons joliment soif quand nous sortirons, dit à John l’ouvrier qui marchait à côté de lui.

– On ne boit donc pas, là-bas ?

– De l’eau coupée avec de la bière.

– Et mange-t-on bien ?

– On a deux rations de prisonnier.

– Et comment couche-t-on ?

– Sur un lit de camp.

– Bah ! fit John, c’est vite passé, huit jours.

La porte s’était refermée sur les vingt-cinq ouvriers qui se trouvaient maintenant dans un sombre corridor.

Un guichetier s’était mis à leur tête et les conduisait.

Au bout du corridor on trouva une première salle de correction.

C’étaient là qu’étaient les condamnés pour un temps très-court, de un à six mois, tout au plus.

Ceux-là travaillaient chacun de leur état.

Un tailleur était assis sur une table, les jambes croisées sous lui et confectionnait des vestes de condamnés.

Un typographe composait des têtes de lettres pour le directeur de la prison et les tirait ensuite avec une petite presse à bras.

Un barbier rasait ses co-détenus.

Un relieur, un bottier, un ciseleur avaient chacun leur établi.

Une nouvelle porte s’ouvrit et se referma sur John Colden et ses compagnons, et un bruit assourdissant de scies, de marteaux et d’enclumes frappa leurs oreilles.

Ils étaient dans l’atelier des menuisiers et des forgerons condamnés.

Puis vint la salle des étoupes.

Là commence le travail pénible.

On met à l’étoupe tout condamné qui n’a pas d’état. On lui donne le matin un paquet de vieux cordages goudronnés et coupés par morceaux.

Alors, sans autre outil que ses ongles, il est obligé de faire de ce paquet un tas d’étoupes, et, au dire des condamnés, c’est la tâche la plus dure.

Mais ce n’était pas encore dans cette salle que devaient s’arrêter les ouvriers.

Ils traversèrent la partie cellulaire de la prison et enfin, après avoir traversé une petite cour, ils virent s’ouvrir une dernière porte.

Alors John Colden ne put s’empêcher de frissonner.

Il était au seuil du tread mill que les condamnés appellent le moulin sans eau, et il allait voir enfin ce pauvre enfant que mistress Fanoche avait volé à sa mère, que Bulton et Suzannah avaient perdu et que M. Booth, l’inflexible magistrat de police, avait condamné aux travaux forcés.

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