Revenons à Ralph maintenant.
C’était le samedi, et il y avait cinq jours que le petit martyr était au moulin.
La première heure avait été pour lui un supplice sans nom.
À peine ses petites mains pouvaient-elles atteindre la barre transversale qui devient l’unique point d’appui du condamné dont les pieds cherchent vainement à se reposer sur les palettes mouvantes du cylindre.
Deux fois il avait voulu s’arrêter, et deux fois ses jambes meurtries et son dos, sur lequel se rabattait une planche, l’avaient averti que c’était impossible.
Après le premier quart d’heure, il s’était reposé.
Il était si faible, si haletant, si baigné de sueur, que les autres condamnés dont le plus jeune, avait encore le double de son âge, avaient été pris de pitié.
Mais que pouvait cette pitié pour lui !
S’il est un lieu où la discipline est inflexible et où elle est rigoureusement observée, c’est à coup sûr dans les prisons de l’Angleterre.
L’amour de la propriété, l’avidité de la possession ont inculqué au peuple anglais une telle horreur du vol qu’il est barbare dans la répression du voleur.
Le moindre murmure est puni du cachot ; si le cachot ne suffit pas, le fouet devient son auxiliaire.
D’ailleurs M. Whip était là.
M. Whip était le surveillant de celui des quatre cylindres dans lequel on avait placé le petit Irlandais.
C’était un homme grand et maigre, à barbe claire, dont les lèvres minces, le nez long, les petits yeux verts avaient un caractère d’étrange férocité.
En anglais Whip veut dire fouet.
Le farouche gardien avait peut-être un autre nom ; mais les condamnés, dont il se plaisait à meurtrir les épaules, lui avaient donné celui de son instrument de torture. Le voleur qui avait fini son temps et retournait dans le Brook street, disait à ceux qui n’avaient jamais vu le terrible tread mill : Dieu et saint George vous gardent du cylindre de M. Whip !
M. Whip était aussi détesté des autres gardiens qu’il l’était des condamnés eux-mêmes.
C’était un homme taciturne, qui vivait seul, ne parlait à personne et semblait exercer ses redoutables fonctions avec une joie brutale.
Or, c’était précisément dans son cylindre qu’on avait placé le petit Ralph ; et, dès la première tournée, l’enfant fit connaissance avec son fouet.
Quand, le soir, on le réintégra meurtri et brisé dans sa cellule, l’enfant était à demi abruti.
Il n’avait plus de larmes dans les yeux : il ne se sentait plus de révoltes dans l’âme.
Toute la journée, au milieu de ses tortures, une idée avait dominé son esprit.
Cette idée fixe, c’était l’espoir d’entendre le soir cette voix qu’il avait entendue déjà la veille et qui lui avait dit à travers la porte : « Ta mère veille sur toi. »
Pour les hommes faits, pour ceux qui se sont courbés déjà aux rudes épreuves de la vie, le souvenir de la patrie est une consolation suprême.
Pour l’enfant, le souvenir de sa mère a la même puissance.
Et le soir, en effet, comme il s’endormait, vaincu par la lassitude, sur son pauvre petit matelas d’un pouce d’épaisseur, il entendit de nouveau à travers la porte cette voix consolatrice qui ajouta : « Ne te désespère pas, tu sortiras bientôt d’ici. »
Le lendemain et les jours suivants la même vie recommença pour le pauvre enfant.
Chaque soir la voix mystérieuse fit battre son cœur d’espérance.
Enfin, le samedi arriva.
À sept heures, les condamnés entrèrent deux par deux dans la grande salle des moulins.
M. Whip marchait à leur tête.
Chaque condamné alla se placer devant sa place habituelle.
Celui qui s’était reposé le dernier, la veille, monta s’accrocher à la barre transversale et posa ses deux pieds sur la palette.
L’autre s’assit au bas de la stalle attendant son quart d’heure.
Puis quand les quatre cylindres furent garnis, les surveillants, perchés sur leurs tabourets, M. Whip fit un signe et les clavettes qui retenaient chaque roue immobile furent enlevées.
Alors les roues tournèrent et le supplice commença.
Les cylindres tournèrent lentement d’abord, puis plus vite, et plus vite encore, et enfin avec une rapidité vertigineuse.
Mais tout à coup un bruit épouvantable se fit ; le cylindre auquel Ralph était suspendu s’arrêta brusquement, son arbre d’engrenage craqua et en même temps qu’une grappe humaine était violemment rejetée en arrière, le mur s’écroula.
M. Bardel avait tenu parole à l’homme gris.
Ce fut un tumulte, une épouvante, un pêle-mêle indescriptibles.
Quelques condamnés furent blessés dans leur chute.
Par un bonheur providentiel, Ralph se releva sain et sauf.
Les condamnés poussaient des cris d’épouvante.
Plusieurs avaient abandonné la barre transversale des autres cylindres.
Les ouvriers de la boulangerie étaient sortis en toute hâte, mêlant leurs cris de terreur aux cris des autres condamnés.
Un moment même, les quatre surveillants furent bousculés, et on craignit une révolte.
Mais deux hommes parurent qui rétablirent le calme : le gouverneur et le gardien-chef.
Le gouverneur était aimé presque autant que M. Whip était haï.
M. Bardel était dur, mais il était juste, et on avait pour lui du respect.
Tous deux, par mesure de prudence, firent sortir les condamnés, qu’on interna dans le préau.
Puis on fit venir les architectes de la prison qui se livrèrent à un minutieux examen.
Il fut reconnu que le mur qui venait de s’écrouler était le seul qui ne fût pas solide et que les trois autres cylindres pouvaient tourner longtemps encore sans qu’aucun accident fût à redouter.
Dès lors, on ramena les condamnés au travail et ceux du quatrième cylindre furent répartis dans les trois autres.
M. Whip sollicita comme une faveur de conserver son poste de surveillant, au grand contentement d’un autre qui se trouva, par là, avoir congé.
À deux heures, l’escouade d’ouvriers libres condamnés par le sort à une détention de huit jours, arriva dans la salle.
Il s’agissait de relever le mur et de le reconstruire.
Pendant toute la matinée, les charpentiers avaient démoli le vieux cylindre.
C’était maintenant le tour des maçons.
John Colden était un des premiers.
Il promena un regard sur les trois cylindres qui continuaient à marcher, cherchant des yeux l’enfant qu’il avait vu une fois, car il s’était mêlé à la foule qui, le lundi précédent, avait envahi la cour de police de M. Booth.
Ralph se reposait en ce moment.
Baigné de sueur, pâle, frémissant, il était assis sur l’escabeau que venait de quitter son compagnon de supplice.
John Colden trouva le moyen de s’approcher de lui et de lui dire tout bas :
– Je suis un ami de ta mère.
L’enfant jeta un cri.
Mais déjà John s’était mêlé aux autres ouvriers.
M. Whip tourna la tête, quitta son escabeau et laissa tomber son fouet sur les épaules de Ralph.
Ralph poussa un second cri.
Mais, en ce moment, il aperçut John Colden, qui posait un doigt sur ses lèvres.
L’enfant comprit et se tut.
Et comme le cylindre s’arrêtait, il remonta prendre sa place à la barre.