Ainsi donc M. Bardel, le gardien-chef de Cold Bath field, obéissait à l’homme gris.
Pourquoi ?
C’est que M. Bardel était affilié à cette vaste et mystérieuse association qu’on appelle les fenians et qui rêvent l’émancipation de l’Irlande.
Comment cette association s’est-elle formée ?
Mystère ?
Les membres se connaissent rarement entre eux. Ce n’est qu’à un signe particulier, à un mot mystique, à un geste, qu’un frère en détresse est reconnu par d’autres frères.
Avant de laisser aller le petit Ralph à Cold Bath field, l’homme gris était redevenu pour une heure le lord Cornhill qui faisait une si jolie collection de crimes curieux.
Muni d’une carte spéciale délivrée à Scotland-yard, il s’était présenté à Bath square et avait demandé à visiter la prison.
Il avait inspecté minutieusement l’infirmerie, les salles de correction, la partie cellulaire et les cuisines, mais il n’avait pas voulu voir le moulin, disant qu’il conservait ce spectacle pour une deuxième visite.
Ce que cherchait le prétendu lord Cornhill c’était ses complices dans la prison, car il y a des fenians partout, dans les administrations publiques et même parmi les policemen, comme on a pu le voir le soir où l’homme gris avait voulu visiter Suzannah l’Irlandaise.
Il s’était promené de salle en salle, épiant un regard, hasardant un geste, et, tout à coup, il avait vu un homme tressaillir.
Cet homme était celui-là même qui lui servait de guide et lui expliquait complaisamment chaque chose.
C’était M. Bardel, le gardien-chef.
Alors l’homme gris profita d’un moment où ils se trouvaient seuls dans un couloir cellulaire et lui fit ce signe particulier qui annonçait un chef de l’association.
M. Bardel s’inclina humblement et dit :
– Parlez, maître, j’obéirai.
– Quand je serai parti, dit rapidement l’homme gris, vous trouverez un prétexte pour sortir et vous viendrez me rejoindre à Queen’s justice, dans une heure.
– J’y serai, répondit M. Bardel avec soumission.
Une heure après, en effet, non plus lord Cornhill, mais l’homme gris, car le mystérieux personnage avait repris son costume ordinaire, était dans la taverne de la justice de la reine.
Aller se rafraîchir à Queen’s tavern n’était pas sortir de Bath square.
Les guichetiers n’avaient besoin pour cela que du bon vouloir de master Pin qui, étant lui-même toujours altéré, comprenait que ses collègues eussent soif.
À Queen’s tavern, il était résulté de la conversation de l’homme gris et de M. Bardel que celui-ci était le seul fenian de Bath square.
Néanmoins, si on parvenait à faire admettre Ralph à l’infirmerie, M. Bardel croyait une évasion possible.
On le voit, le gardien-chef avait compté sans le terrible docteur et il venait rendre compte à l’homme gris, dans cette taverne d’Holborne, et le lendemain de l’incarcération de Ralph, de l’avortement de leur commune espérance.
– Ainsi, disait l’homme gris, vous n’avez personne à Bath square.
– Personne.
– Pas même un prisonnier ?
– Non.
– Mais le portier-consigne ?…
– Il a ruiné l’Irlande. Il tient si fort à sa place qu’il nous livrerait tous, s’il le pouvait.
– Et quel moyen avez-vous d’introduire les ouvriers libres dans le tread mill ?
– Voici, dit M. Bardel : le tread mill a quatre cylindres.
– Je sais cela.
– L’essieu de chacun est enchâssé dans un gros mur, et l’un de ces gros murs est crevassé. Si on arrêtait trop brusquement la machine, il pourrait se faire que le mur cédât et s’écroulât.
– Mais comment arrêter la machine brusquement ?
– C’est facile.
– Voyons ?
– Chaque soir, en vertu de mes fonctions de gardien-chef je fais le tour des salles de travail et de correction, quelquefois accompagné de deux gardiens, quelquefois seul. Les condamnés sont couchés, les salles sont désertes.
Supposons que je mette un de ces soirs, une pince, un morceau de fer, un corps dur quelconque dans ma poche.
– Après ?
– Et que je glisse ce corps dur dans l’engrenage du cylindre.
– Bien ?
– Le lendemain, au troisième tour de roue, la machine se disloquera, et en se disloquant, elle provoquera l’écroulement du mur qu’il faudra réparer sans retard.
– À merveille, dit l’homme gris. Maintenant, continuons notre plan. Parmi les ouvriers se trouvera un de nos frères ; il se nomme John Colden. Est-ce assez d’un ?
– Oui et non.
– Expliquez-vous.
– Voici, reprit M. Bardel. Pendant les huit jours qu’ils travaillent à l’intérieur de la prison, les ouvriers sont soumis au régime des prisonniers, sauf la nourriture, qui est meilleure.
Le soir, ils couchent dans des cellules qu’on ferme jusqu’au matin.
Naturellement, ils seront, la semaine prochaine, si le mur du tread mill s’est écroulé, logés dans le voisinage des condamnés au moulin.
Chaque corridor a un surveillant de nuit.
Ces hommes sont incorruptibles et aucun d’eux ne sert l’Irlande.
Il ne faut donc pas songer à eux pour vous aider.
– Et il n’y en a qu’un seul par corridor ?
– Oui.
– Il m’a semblé que chaque corridor aboutissait au préau intérieur.
– C’est vrai.
– Eh bien ! dit l’homme gris, supposons un moment que John Colden et Ralph sont dans le même corridor : est-ce possible ?
– Cela dépend de moi.
– Bien : supposons encore que le surveillant du corridor est à nous.
– Oh !
– Supposons-le.
– Soit.
– John Colden sort de la cellule, il va chercher l’enfant et tous deux se dirigent vers le préau, dont on leur ouvre la porte. N’avez-vous pas une clef du préau, vous ?
– Sans doute.
Le préau communique par une autre porte avec les bâtiments de la nouvelle prison. Vous devez avoir la clef de cette porte.
– Très-certainement, mais je n’ai pas celle de la dernière grille qui ne quitte ni jour ni nuit la ceinture de master Pin.
– Cela m’est égal, dit l’homme gris, car une fois dans la prison neuve, ce n’est pas par la grille que John Colden et l’enfant s’en iront.
– Ah !
– Je ne vois donc qu’un seul obstacle : le surveillant.
– Et un obstacle insurmontable, dit M. Bardel.
L’homme gris se prit à sourire.
– Vous verrez bien le contraire, dit-il. Ainsi résumons-nous.
– J’écoute.
– Donc, la nuit de vendredi à samedi, le mur s’écroule.
– Oui.
– Samedi, John Colden est avec les ouvriers qui travaillent à le réparer.
– Après ?
– Samedi soir venez boire un verre de gin à Queen’s justice, et je vous prouverai que tout est possible.
– Je ne demande pas mieux, répondit M. Bardel, et s’il ne faut que ma vie pour faire triompher notre cause, elle est à vous.
– Non, répondit l’homme gris en souriant, nous avons besoin d’avoir des amis à Bath square et vous ne serez même pas compromis.
Et il quitta le gardien-chef en répétant :
– À samedi soir, à Queen’s tavern, et que l’Irlande nous protège !