X

C’était pour ce même samedi que l’homme gris avait donné rendez-vous à M. Bardel, le gardien-chef, à la taverne de la reine.

À sept heures et demie précises, il était à son poste. M. Bardel n’était point venu encore.

Mais un homme arriva avant le gardien-chef, c’était le bon Shoking.

Il jeta un regard rapide autour de lui et aperçut l’homme gris qui buvait tranquillement un verre de grog.

La taverne était déserte en ce moment.

Nous l’avons dit, il n’y avait guère que les guichetiers et les parents des prisonniers qui fréquentassent Queen’s-justice.

Or, à sept heures du soir, en hiver surtout, les gardiens ne sortaient plus, et depuis longtemps même le vendredi, les parents des condamnés étaient partis.

Les seules personnes qui pussent encore franchir le seuil de la prison et venir boire chez l’ancien guichetier étaient master Pin, le portier-consigne, et M. Bardel, à qui la situation de gardien-chef créait des priviléges.

Shoking s’approcha donc de l’homme gris en toute sécurité.

Celui-ci le regarda d’un air interrogateur.

– Tout est prêt, dit Shoking.

– Tout ?

– Absolument tout. La corde à nœuds est en haut, le cab sera à la porte de la maison.

– Où est Jenny ?

– Dans la maison.

– Et Suzannah ?

– Suzannah est avec elle.

– À quelle heure le cab viendra-t-il ?

– C’est Craven qui l’amènera. À neuf heures précises, il tournera le coin de la rue.

– C’est bien, dit l’homme gris.

Et il tourna les yeux vers la porte, qui s’ouvrait en ce moment.

C’était M. Bardel qui entrait.

M. Bardel salua l’homme gris comme une connaissance banale.

– Hé ! monsieur Bardel, lui dit celui-ci, voulez-vous boire un verre de sherry ?

– Je préfère un grog, si ça ne vous désoblige point.

Et M. Bardel vint sans affectation s’asseoir à la table de l’homme gris.

Alors celui-ci se mit à lui parler en patois irlandais.

– Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

– Le mur s’est écroulé, répondit Bardel dans la même langue.

– L’enfant n’a pas été blessé ?

– Non.

– Et John Colden est dans la salle du moulin ?

– C’est-à-dire qu’il y a travaillé toute l’après-midi.

– C’est là précisément ce que je voulais dire. Avez-vous suivi mes instructions ?

– À la lettre.

– Voyons ?

– L’ouvrier John Colden est logé dans le même corridor cellulaire que l’enfant.

– Très-bien.

– J’ai fermé les cellules moi-même, tout à l’heure et j’ai glissé un poignard dans la main de John Colden.

– J’espère bien qu’il n’en aura pas besoin.

– Enfin, au lieu de fermer sa cellule, j’ai fait un grand bruit de verroux, mais cette porte est ouverte.

– À merveille !

– Enfin, j’ai éloigné les deux sentinelles du préau, en disant qu’il pleuvait, et qu’il était parfaitement inutile qu’elles montassent la garde à la porte de la prison neuve, où il n’y a personne.

– Et quel est le gardien qui surveillera le corridor ?

M. Bardel fronça le sourcil.

– Oh ! dit-il, voilà où nous avons du guignon !

– Comment cela ?

– Il y a un homme féroce entre les plus féroces dans Bath square. Les condamnés l’ont surnommé monsieur Whip.

– Bon !

– C’était justement le surveillant du quatrième cylindre, et cet homme remplissait ses fonctions avec une joie cruelle.

– Eh bien, puisque le cylindre ne fonctionne plus, il n’a rien à faire.

– Vous vous trompez, reprit M. Bardel. Le misérable, qui se complaît à voir souffrir les prisonniers, s’est chargé de la besogne d’un camarade.

– Ah !

– Et c’est lui qui gardera justement cette nuit le corridor où est l’enfant. Je crois donc que John Colden aura besoin de son poignard.

L’homme gris ne répondit pas sur-le-champ.

– Cet homme prend-il du tabac ? dit-il enfin.

– Oui, dit M. Bardel, presque autant que moi. Comme il ne nous est permis de fumer que dehors, nous nous rattrapons sur la tabatière.

Et M. Bardel tira de sa poche une boîte en écorce de bouleau, de celles qu’on appelle queues de rat, à cause sans doute de la lanière de cuir qui s’échappe du couvercle et sert à les ouvrir.

L’homme gris fouilla dans sa houppelande et en retira une tabatière à peu près semblable, avec cette différence qu’elle était à deux compartiments.

– Voilà, dit-il, qui vaut mieux que le poignard que vous avez remis à John Colden.

– Comment cela ? fit M. Bardel.

– À quelle heure faites-vous votre ronde ?

– Entre neuf et dix.

– Vous la ferez à neuf heures précises, ce soir.

– Soit.

– Prenez cette tabatière et remarquez qu’elle a deux fonds et s’ouvre par conséquent des deux côtés.

– Je vois bien cela.

– Une des queues de rat a un nœud, n’est-ce pas ?

– Oui.

– C’est le compartiment que vous ouvrirez en passant auprès de M. Whip.

– Et je lui offrirai une prise ?

– Précisément.

– Je comprends, fit M. Bardel ; ce tabac contient un narcotique.

– Oui, dit l’homme gris. Maintenant, voulez-vous savoir comment John et l’enfant sortiront de la nouvelle prison ?

– J’avoue que je n’en ai aucune idée.

– Eh bien ! dit l’homme gris, sortez le premier d’ici.

– Bon.

– Attendez-moi au coin de la rue. J’y serai dans dix minutes.

M. Bardel sortit.

L’homme gris échangea encore quelques mots avec Shoking, puis tous deux quittèrent à leur tour Queen’s justice.

La nuit était noire, le brouillard épais et les réverbères étaient sans rayonnement.

On eût dit des charbons à demi couverts de cendres.

M. Bardel s’était effacé sous le porche d’une maison.

– Venez, lui dit l’homme gris, en le rejoignant.

Les rues qui entourent Cold Bath field sont étroites, tortueuses et bordées de maisons assez élevées.

C’est un des quartiers du vieux Londres, car dans le Londres nouveau les maisons sont basses.

L’homme gris, suivi de M. Bardel et de Shoking, contourna le mur d’enceinte de la prison, entra dans une de ces ruelles et s’arrêta devant une porte bâtarde qui s’ouvrait sur une allée noire.

Alors M. Bardel, levant la tête, vit une maison haute de quatre étages, dont les fenêtres devaient dominer le préau de la nouvelle prison.

– Venez, répéta l’homme gris, en l’entraînant dans l’allée noire, au bout de laquelle il y avait un escalier tournant, à marches humides et glissantes, avec une corde en guise de rampe, venez, répéta-t-il, je vais vous démontrer que nous n’avons pas besoin de la clef de master Pin.

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