Kilburn étant la station de police la plus éloignée, il était naturel qu’au greffe on commençât par les prisonniers qui en arrivaient, puisque c’était par elle qu’avait commencé la voiture cellulaire.
Le policeman aux favoris roux poussa donc le petit Irlandais dans le greffe.
Le chef prit le registre, qu’il ouvrit, et fit les questions d’usage.
Le policeman répondit en donnant le nom de Ralph, son âge, et en exhibant une copie par minute du jugement rendu par l’honorable M. Booth.
Le greffier en chef inscrivait tout cela sur le livre d’écrou avec une indifférence parfaite ; puis il releva les bésicles qu’il avait sur le nez, regarda, sans leur secours, le policeman :
– Ah ! dit-il, si je ne me trompe, c’est une nouvelle figure ?
– En effet, répondit le policeman avec calme, c’est la première fois que je prends ce service, Votre Honneur.
L’appellation de Votre Honneur flatta le greffier.
C’était un petit homme entre deux âges, qui avait commencé par être simple commis, et qui, depuis vingt ans, n’avait pas plus quitté Bath square qu’un colimaçon ne quitte sa carapace.
Si on l’eût transporté, les yeux bandés, au milieu de Londres, il s’y fût inévitablement perdu.
Il n’y avait pour lui que deux espèces d’hommes : des prisonniers et des gens qui veillaient sur eux.
Le policeman qui accompagne une voiture cellulaire et mène les prisonniers à l’écrou est un brigadier de policeman.
Ce service est trop délicat pour qu’on le confie au premier venu, et généralement de pareilles fonctions sont remplies par les mêmes individus pendant de longues années.
Le greffier en chef regarda de nouveau l’homme aux favoris roux et lui dit :
– En effet, c’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir, gentleman.
Une politesse en vaut une autre : le policeman avait appelé le greffier : Votre Honneur ; le greffier lui accordait le titre courtois de gentleman.
– Sternton est donc malade ? reprit-il.
Sternton était le policeman-chef qui faisait ordinairement le service.
– Oui, Votre Honneur.
– Et on vous a donné ses fonctions ?
En disant cela, le greffier regardait plus attentivement encore l’homme aux favoris roux.
– Je vois ce que c’est, répondit celui-ci ; vous me trouvez peut-être un peu jeune, et puis vous ne m’avez jamais vu… cela n’a rien d’étonnant, j’ai été appelé de province à Londres il y a deux jours seulement.
– Ah ! vous étiez dans la police de province ?
– Oui, Votre Honneur.
– Où cela ?
– J’étais brigadier à Manchester, où je faisais également le service des prisons.
– Fort bien, dit le greffier.
Et comme sa curiosité était satisfaite, il dit :
– Passons à un autre.
– Pardon, Votre Honneur, dit encore le policeman, mais j’ai un mot à vous dire de la part de M. Booth, le magistrat de police de Kilburn.
– Ah ! ah !
– Cet enfant, ce petit voleur que vous voyez là, est blessé.
– Où cela ?
– À l’épaule. M. Booth, tout en le condamnant, a exprimé le désir qu’il ne fût mis au moulin qu’après sa guérison, ce qui est une affaire de quelques jours.
– Cela ne me regarde pas, dit le greffier ; mais le gardien-chef, qui va venir, transmettra le désir de M. Booth au directeur.
Le policeman s’inclina.
La salle du greffe était divisée en deux par une sorte de muraille en bois qui montait à hauteur d’appui. Tant que le prisonnier n’était pas inscrit sur le registre d’écrou, il demeurait de l’autre côté de cette barrière, dans laquelle une porte s’ouvrait aussitôt l’inscription terminée.
Alors le prisonnier passait de l’autre coté et allait s’asseoir sur un banc, jusqu’à ce que les geôliers vinssent le chercher.
Le policeman aux favoris roux poussa donc Ralph de l’autre côté de la barrière, assez rudement en apparence, mais en se penchant sur lui et lui murmurant à l’oreille :
– Pense à ta mère !
L’enfant avait un calme héroïque.
Il ne comprenait pas ce qui se passait, mais il pressentait que, pour lui, l’âge d’homme commençait et qu’il devait être courageux.
Il s’assit docilement sur le banc des prisonniers, sans verser une larme, les yeux attachés sur cet homme qui, deux fois, lui avait parlé de sa mère.
Celui-ci continuait son métier en conscience.
Il faisait inscrire un à un tous les prisonniers recrutés dans les différentes cours de police.
Arrivé au dernier, le greffier étendit la main vers un cordon de laine verte qui pendait au-dessus de son pupitre et qui correspondait à une sonnette.
Au bruit de la sonnette, une porte s’ouvrit au fond du greffe, et un homme qui portait l’uniforme de la prison et sur sa manche un galon d’argent, entra, suivi de quatre autres gardiens, évidemment sous ses ordres, car leur manche était veuve de tout insigne. Alors le greffier, d’une voix monotone, comme un prêtre qui psalmodie, lui donna lecture du registre d’écrou et ne s’aperçut pas que le policeman aux cheveux roux et lui échangeaient un regard d’intelligence.
Cette lecture terminée, le greffier se souvint de la recommandation de M. Booth, et il la transmit au gardien-chef.
Celui-ci répondit :
– On ne met jamais les condamnés au moulin que le lendemain de leur entrée.
On visitera l’enfant demain matin et on fera ce qu’ordonnera le médecin.
Puis il échangea un dernier regard avec le policeman et dit aux prisonniers :
– Allons, vous autres, en avant !
Ralph, à son tour, jeta un dernier coup d’œil sur le policeman qui lui avait parlé de sa mère, puis il suivit les gardiens qui l’emmenèrent à l’intérieur de la prison.
La vie du condamné commençait pour lui.
On le conduisit dans une grande salle au milieu de laquelle il y avait une cuve pleine d’eau tiède.
Là il fut déshabillé des pieds à la tête et on le plongea dans la cuve à deux reprises différentes.
Après quoi on le revêtit du costume de la prison, qui consiste en un pantalon gris et une veste brune bordée de jaune.
Dans le dos de la veste, comme sur le bonnet de police qu’on donne aux condamnés, il y a un numéro se détachant sur un carré blanc.
La veste et le bonnet qu’on donna à Ralph portaient le chiffre 31.
Ralph, désormais, n’était plus un homme. Il s’appelait le n° 31.
Et quand, une heure après, il se vit enfermé dans une cellule, couché sur un lit de sangle, lorsqu’il se trouva seul enfin, l’enfant qui avait été homme un moment, sentit son cœur s’emplir d’épouvante et de désespoir, et il se prit à fondre en larmes, murmurant :
– Ma mère ! ma mère !
Dans le corridor retentissait le pas égal et monotone d’un gardien de nuit.
Ce pas s’arrêta un moment derrière la porte de la cellule de Ralph.
Et soudain l’enfant cessa de pleurer et se dressa haletant sur son lit.
À travers cette porte, un murmure s’était fait entendre ; une voix s’était adoucie pour lui dire dans ce patois irlandais que, le premier, lui avait fait entendre à Londres, le prétendu lord Cornhill :
– Ne pleure pas, mon mignon, elle veille sur toi ta mère !