Le lendemain matin, au petit jour la porte de la cellule de Ralph s’ouvrit et le gardien-chef entra, ou plutôt il s’effaça pour laisser entrer avant lui un petit homme en lunettes vertes qui portait un habit tout chamarré de broderies.
C’était le médecin de la prison.
Le gardien-chef dit d’une voix dure :
– Allons, petit drôle, lève-toi et salue M. le docteur.
Ralph se mit sur son séant. Il était tout tremblant et cependant une pensée bizarre venait de traverser son cerveau.
Cette voix rude qui lui ordonnait brutalement de se lever lui semblait être cette même voix qui la veille au soir, en patois irlandais, lui avait dit d’espérer, ajoutant : « Ta mère veille sur toi. »
Cet homme avait l’air dur cependant ; il roulait même de gros yeux qui donnaient le frisson.
– Ah ah ! dit le petit homme aux lunettes vertes, voilà donc le bambin qui a voulu forcer la caisse de M. Thomas Elgin ?
Et il regarda Ralph curieusement.
– Jolie figure, dit encore le docteur. C’est grand dommage que le club philanthropique pour la moralisation des classes indigentes, dont j’ai l’honneur d’être vice-président, n’ait pas eu ce petit drôle sous la main, peut-être l’aurait-elle sauvé.
Et il s’approcha du lit de sangle et avec la brutalité d’un chirurgien, il se mit à découvrir le bras et l’épaule de l’enfant, qui réprima un cri de douleur.
– Hé ! hé ! murmura-t-il, ce M. Thomas Elgin est un homme ingénieux en vérité ! il vous a des manières de défendre son argent… j’ai lu cela tout au long dans le Morning-Post, et c’est vraiment fort curieux.
Le gardien-chef, sans adoucir sa grosse voix, disait :
– Ce pauvre petit est hors d’état, Votre Honneur, de faire un travail quelconque, et je ne sais en vérité à quoi pensent les magistrats de condamner au moulin un enfant de dix ans.
À ces paroles, le docteur releva ses lunettes, qui avaient peu à peu glissé jusque sur le bout de son nez, et dit d’un ton emphatique :
– Mon cher monsieur Bardel, on ne m’accusera pas d’inhumanité, je suppose, moi qui suis vice-président d’un club philanthropique, néanmoins, mon opinion est que la société doit se sauvegarder, que le plus grand des crimes est le vol et que, ceci posé, il faut châtier sévèrement les voleurs, entendez-vous ?
– Toujours est-il, reprit maître Bardel, tel était le nom du gardien-chef, que cet enfant a reçu une balle dans l’épaule.
– Je ne dis pas non, mais la balle a été extraite, et la blessure n’a rien de dangereux.
Ce disant, le docteur se mit à remuer le bras de l’enfant, le relevant et l’abaissant et faisant jouer les articulations du coude et de l’épaule.
– Bah ! fit-il, ça n’a pas la moindre gravité.
– Ah ! fit M. Bardel.
– Dans huit jours il n’y paraîtra plus.
– Mais encore, reprit M. Bardel, faut-il que, pendant ces huit jours, cet enfant soit envoyé à l’infirmerie.
– Inutile, mon cher maître, parfaitement inutile.
Un nuage passa sur le visage du gardien-chef.
– Mais, monsieur le docteur… fit-il.
– Je vous répète, mon cher monsieur Bardel, que ce petit drôle peut travailler.
– Dès aujourd’hui ?
– Dès aujourd’hui.
M. Bardel étouffa un soupir et s’inclina.
Le docteur ajouta :
– Croyez-moi, j’ai de l’humanité. Sans cela, je ne serais pas vice-président d’un club philanthropique. Mais la société a besoin de se sauvegarder.
Et, sur ces mots, le docteur fit un pas de retraite et M. Bardel l’accompagna et ferma la porte de la cellule.
Ralph demeura seul environ une heure.
Avec ce merveilleux instinct que possèdent les enfants, il avait compris que le gardien-chef, avec sa voix brutale et son aspect farouche, lui portait de l’intérêt et que s’il avait été décidé qu’on le ferait travailler le jour même, ce n’était nullement par sa faute.
Au bout d’une heure, la porte de la cellule se rouvrit.
Ralph espérait revoir M. Bardel ; mais il se trompait.
Deux gardiens ordinaires venaient le chercher.
L’un d’eux était muni du certificat du médecin constatant que la blessure de l’enfant était sans gravité et ne le dispensait pas du travail.
On fit habiller le pauvre petit et on le conduisit à la salle du tread mill.
. . . . . . . . . . . . . . .
Pendant ce temps un homme sortait de Cold Bath field.
C’était M. Bardel, le gardien-chef.
Master Pin, le portier-consigne, lui dit en lui ouvrant la dernière grille :
– C’est donc votre jour de sortir aujourd’hui ?
– Oui, répondit Bardel, et j’en profite. Ce n’est pas de trop de sortir une fois par mois et de respirer le grand air.
Et M. Bardel, une fois dans la rue, se mit à marcher d’un pas rapide et se dirigea vers Holborne street.
Là, il entra dans une maison de chétive apparence, dont le rez-de-chaussée était occupé par un public-house.
Il enfila une allée noire, monta au deuxième étage, tira une clé de sa poche et pénétra dans une petite chambre qui était sans doute son pied à terre de ville, car en un tour de main, il se fut débarrassé de son uniforme et revêtit ensuite des habits tout gris.
Cela fait, il redescendit, après avoir soigneusement fermé sa porte et entra dans le public-house.
Un homme était appuyé contre le comptoir et buvait du gin à petites gorgées.
C’était l’homme gris.
Il échangea avec M. Bardel un petit signe d’intelligence qui pouvait passer pour un salut, et tous deux se mirent à causer en patois irlandais.
– Eh bien ! fit l’homme gris, l’enfant est à l’infirmerie, n’est-ce pas ?
– Non, il est au moulin.
L’homme gris pâlit légèrement.
– Ce médecin est un âne, poursuivit Bardel, ou plutôt c’est un homme sans entrailles. Il est si riche qu’il a toujours peur d’être volé, et il infligerait volontiers la peine de mort à un homme qui aurait pris un mouchoir.
– Mais alors, dit l’homme gris, tout le plan combiné en vue de l’infirmerie se trouve renversé ?
– Naturellement.
– Et… au moulin ?
– Là, dit M. Bardel, il n’y a pas un homme sur lequel je puisse compter.
– Ah !
– Il faudrait pouvoir introduire dans le service du tread mill un homme à nous, et c’est impossible.
– Le tread mill est-il loin de l’infirmerie ?
– À l’autre extrémité de la prison.
– Et les ouvriers n’en approchent pas ?
À cette question, M. Bardel tressaillit.
– Ah ! dit-il, il me vient une idée…
– Voyons ?
– Un des quatre murs de la salle du tread mill n’est pas solide. Il peut s’écrouler…
– Quand ?
– Lorsque je le voudrai, dit M. Bardel.
– Que ce ne soit pas avant samedi prochain, alors, dit l’homme gris.
– Pourquoi ?
– Parce que parmi les ouvriers qui iront travailler dans l’intérieur de la prison, il y aura un de mes frères.
– Dieu protége l’Irlande ! murmura le gardien-chef, qui fit alors un signe de croix maçonnique, au moyen duquel l’homme gris s’était attaché sur-le-champ l’Irlandais John Colden.
Et tous deux se mirent à causer à voix basse.