L’homme gris, M. Bardel et Shoking qui les suivait montèrent tout en haut de la maison dans laquelle on n’entendait pas le moindre bruit, du reste, et qui paraissait tout à fait inhabitée.
Arrivés en haut de l’escalier, l’homme gris poussa une porte devant lui.
Alors la lueur d’une chandelle frappa M. Bardel au visage.
Il était sur le seuil d’un pauvre logis comme en ont les ouvriers anglais, un véritable galetas à peine garni des meubles les plus indispensables.
Deux femmes s’y trouvaient.
Deux femmes dont la beauté contrastait étrangement avec l’aspect hideux du lieu, – Suzannah et Jenny l’Irlandaise.
Jenny que l’homme gris avait amenée là, en lui disant :
– C’est ce soir que vous reverrez votre fils.
Une chandelle brûlait sur la table et la fenêtre était garnie de volets à l’extérieur.
L’homme gris commença par souffler la chandelle, puis il ouvrit les volets et appela M. Bardel en lui disant :
– Regardez !
M. Bardel se pencha en dehors.
– Le brouillard est si épais, dit-il, que je ne vois qu’imparfaitement. Cependant il me semble que c’est là le préau de la nouvelle prison.
– Justement.
– Nous en sommes séparés par la largeur de la rue.
– Et l’épaisseur du mur de ronde, ajouta l’homme gris.
M. Bardel ne comprenait guère pourquoi le chef fenian l’avait amené là.
– Voyons, reprit l’homme gris, écoutez-moi bien.
– Parlez, dit M. Bardel.
– Nous sommes à soixante pieds de hauteur… n’est-ce pas ?
– Environ.
– Supposez que vous ou John Colden, tenant l’enfant par la main, vous arriviez dans le préau de la nouvelle prison.
– Bon ?
– Et que moi, d’ici, je vous lance une corde à nœuds dont je fixerai l’extrémité à cette fenêtre. Cette corde passe par-dessus le mur et l’autre bout vient tomber à vos pieds. Alors John Colden prend l’enfant sur son dos et grimpe après la corde à nœuds.
– Avez-vous donc cette corde ?
– La voilà.
Et l’homme gris poussa du pied un cordage enroulé qui gisait dans un coin du galetas et qui était de l’épaisseur d’un câble de navire, avec des nœuds qui se succédaient à la distance d’un pied et demi.
– C’est bien simple, dit M. Bardel en souriant, et pourtant cette idée ne me serait jamais venue.
– Pas plus que celle de la tabatière ?
– Non plus.
– Mais, dit M. Bardel, comme nous n’avons pas de temps à perdre, autant vaut-il tout régler tout de suite.
– C’est mon avis.
– L’effet du tabac sera-t-il long à se produire ?
– Quelques minutes à peine.
– Et M. Whip s’endormira ?
– Sur-le-champ.
– Le reste, quant à l’évasion, est facile, poursuivit M. Bardel, puisque j’ai éloigné les sentinelles du préau neuf. Il faudrait un hasard comme je n’en puis prévoir pour nous empêcher d’y arriver.
– Quel serait ce hasard ? demanda l’homme gris.
– Je ne sais pas… un gardien attardé… le directeur faisant une ronde extraordinaire…
– Après ?
– Donc, poursuivit M. Bardel, nous arriverons dans le préau.
– Eh bien ?
– Seulement, je crois que je ferai bien de suivre John Colden et l’enfant jusqu’ici.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce que demain on s’apercevra de l’évasion.
– Naturellement.
– Que seul j’ai une clé du premier préau, la nuit.
– Soit.
– Et que ma complicité sera évidente.
– Ah ! vous croyez ? fit l’homme gris en souriant.
– D’autant plus évidente, ajouta M. Bardel, que M. Whip, mon collègue, ne manquera pas de m’accuser et de dire que je l’ai endormi avec une prise de tabac.
Or, dit encore M. Bardel, vous commandez, j’obéis ; tout pour l’Irlande et par l’Irlande, mais il est probable que je puis servir notre cause plus longtemps, et autant vaut que je prenne la fuite, au lieu de me laisser envoyer à Mil-Bank et passer ensuite en cour d’assises.
– Tout ce que vous dites-là, mon cher M. Bardel, dit froidement l’homme gris, est plein de sens, mais parfaitement inutile.
– Inutile !
Et M. Bardel fit un pas en arrière.
– Sans doute.
– L’Irlande n’aura plus besoin de moi ?
– Au contraire.
– Alors comment pourrai-je la servir quand on m’aura envoyé à Botany-Bay ?
– Vous n’irez pas.
– Ah !
– Et vous resterez à Cold Bath field, où vous nous serez bien plus utile.
– Comme prisonnier, alors ?
– Non, comme gardien-chef.
M. Bardel, stupéfait, regardait l’homme gris. Celui-ci reprit :
– Vous allez voir que c’est encore bien simple.
– De rester comme gardien-chef après avoir favorisé l’évasion d’un prisonnier ?
– Mon Dieu, oui !
– Mais, comment ?
– Vous serez la dernière personne qu’on soupçonnera.
– Moi !
– Sans doute.
– Mais la clef ?
– On vous l’aura volée.
– Et la prise de tabac ?
– Vous en aurez été victime comme M. Whip.
– Comment ?
– Oh ! de la façon la plus naturelle. M. Whip endormi, vous aiderez à la fuite de John Colden et de l’enfant.
– Bon !
– Puis vous rentrerez tranquillement dans la vieille prison, vous prendrez à votre tour une prise du même tabac et vous vous endormirez dans le même corridor que M. Whip.
– Ah ! s’écria M. Bardel, vous aviez raison, c’est aussi simple que possible, mais je n’y aurais jamais pensé.
– Ce qui fait, ajouta l’homme gris, que demain, ce n’est ni vous, ni M. Whip qu’on accusera, mais le marchand qui vous a vendu votre tabac. Où le prenez-vous d’ordinaire ?
– À Queen’s tavern.
– À merveille ! le land lord est déjà mal noté.
Puis l’homme gris ajouta :
– À présent, ne perdons pas de temps, M. Bardel, retournez à Cold Bath field. Nous n’avons plus qu’une heure devant nous.
Et se retournant vers Jenny qui pleurait silencieusement de joie :
– Le moment approche, lui dit-il, où votre fils vous sera rendu. Ne pleurez plus et croyez !