XII

M. Whip, l’homme-fouet, avait passé la soirée à martyriser le petit Irlandais.

Ralph était un enfant, c’était un titre à la haine de la bête fauve.

Dans la salle du tread mill, quand Ralph avait poussé un cri, M. Whip avait deviné qu’il venait de reconnaître quelqu’un parmi les ouvriers.

Aussi lorsque le petit Irlandais, son quart d’heure fait, descendit du cylindre sur l’escabeau, M. Whip le fit-il venir près de lui.

Quand M. Whip appelait un condamné et lui enjoignait de s’approcher de son tabouret, sur lequel il trônait comme un tyran, toute la salle avait la chair de poule : on savait que l’homme-fouet allait se refaire un peu la main.

Ralph s’était donc approché.

Mais l’enfant ne tremblait pas. Il avait même la tête haute et son regard limpide et fier brava l’œil féroce de M. Whip.

Celui-ci le questionna, le menaça, leva son fouet.

À toutes ses demandes, l’enfant fit la même réponse :

– Je ne sais pas.

M. Whip, furieux, lui appliqua une demi-douzaine de coups de fouet et le renvoya au cylindre.

Cela avait duré jusqu’au soir, ou plutôt jusqu’au moment où M. Bardel, le gardien-chef, entré inopinément dans la salle du tread mill, et témoin des brutalités de M. Whip, lui en avait fait des reproches et n’avait pu s’empêcher de laisser tomber sur Ralph un regard de compassion.

Ce regard avait exaspéré M. Whip.

D’ailleurs, il y avait longtemps que l’homme-fouet en voulait à M. Bardel.

Celui-ci lui avait souvent reproché sa férocité et avait même adressé des plaintes au directeur qui, deux fois, avait puni M. Whip.

Néanmoins, M. Bardel n’avait pas osé suspendre l’homme-fouet de son service ce soir-là, et il l’avait laissé dans ce corridor où on avait logé en cellule les ouvriers libres et les condamnés les plus jeunes, parmi lesquels se trouvait Ralph.

Les gardiens se relevaient de deux en deux heures pendant le jour et de quatre heures en quatre heures pendant la nuit.

De six à huit heures, M. Whip était allé dîner à la cantine des gardiens, juste au moment où M. Bardel enfermait les condamnés, glissait un poignard à John Colden et laissait ouvertes la cellule de ce dernier et celle de Ralph.

Seulement, le gardien-chef savait que M. Whip devait reprendre le service de huit heures à minuit.

M. Whip n’était pas plus aimé des autres gardiens qu’il ne l’était des condamnés, à une exception près cependant.

Le proverbe « Qui se ressemble s’assemble » est de tous les pays.

Or, il y avait à Cold Bath field un autre gardien, habituellement employé dans la salle des cordages, qui ne le cédait guère en procédés à M. Whip.

Ce gardien se nommait Jonathan.

C’était le seul qui aimât M. Whip et le comprît.

À l’heure des repas, ils s’asseyaient à côté l’un de l’autre. Si leur sortie tombait le même jour, on les voyait visiter ensemble les public-houses du quartier.

Jonathan et M. Whip haïssaient cordialement M. Bardel, qu’ils trouvaient trop doux.

Ce soir-là donc, la même table les ayant réunis comme à l’ordinaire, Jonathan et M. Whip, tout en prenant leur repas, se mirent à dire du mal de M. Bardel.

Jonathan se pencha à l’oreille de son acolyte et lui dit :

– Vous seriez mieux à sa place que lui, mon cher Whip. Parlez-moi d’un homme comme vous pour gardien-chef.

– Heu ! fit modestement M. Whip, je saurais mieux remplir mes fonctions toujours.

– Je le crois sans peine, mon cher.

– Mais le directeur est entiché de M. Bardel.

– Il a tort, dit Jonathan.

– C’est mon avis.

– D’autant plus tort que M. Bardel néglige beaucoup son service depuis quelque temps.

– Ah ! vous croyez ?

– Il songerait même à faire évader quelque prisonnier que cela ne m’étonnerait pas.

M. Whip tressaillit à ces mots et ses yeux brillèrent.

– Qui vous fait parler ainsi ? dit-il.

– Depuis deux ou trois jours, M. Bardel sort très-souvent.

– Ah !

– Deux ou trois fois par jour quelquefois.

– Vous croyez ?

– Et il est à Queen’s-justice.

– Chez notre ancien collègue destitué ?

– Justement. Et, ajouta Jonathan, je l’y ai vu, hier, en conférence avec un homme dont la mine ne me plaît pas.

– Vraiment ?

Jonathan baissa encore la voix.

– Avez-vous entendu parler des fenians ?

– Pardieu ! fit M. Whip.

– M. Bardel aurait des relations avec eux que ça ne m’étonnerait pas. Je suis même certain qu’à cette heure-ci, il est hors de la prison.

– Oh ! pour cela non, dit M. Whip, il enferme les condamnés du moulin.

– Je vous gage que cette besogne accomplie, il sortira.

M. Whip murmura :

– Je regrette d’avoir pris le service de Burty, mon collègue.

– Pourquoi ?

– Parce que j’aurais volontiers suivi M. Bardel, au cas où il se fera ouvrir de nouveau la grille de master Pin.

– Mon cher Whip, répondit Jonathan, nous sommes de vieux amis et il n’est rien que je ne fasse pour vous.

– Que voulez-vous dire ?

– Je quitte mon service à l’instant.

– Ah !

– Et je n’ai rien à faire jusqu’à minuit ; s’il vous plaît de sortir, je prendrai volontiers votre service.

– Je ne demande pas mieux, dit M. Whip, ce que vous venez de me dire m’intrigue au plus haut point ; seulement, attendez que M. Bardel m’ait remis le service et puis vous viendrez me remplacer.

– Comme vous voudrez.

Le programme de M. Whip fut exécuté à la lettre.

L’homme-fouet alla s’installer dans le corridor et rencontra M. Bardel, qui lui dit :

– Je sors un moment, j’ai deux mots à dire à master Pin, je ferai ma ronde à neuf heures.

Et M. Bardel s’en alla au rendez-vous que lui avait donné l’homme gris dans la taverne de la reine.

Dix minutes après, Jonathan arriva et remplaça M. Whip. Alors celui-ci sortit et grâce à sa clef passe-partout qui ouvrait toutes les portes intérieures de la prison, il arriva jusqu’à la grille de master Pin.

Là, il prit une mine un peu effarée.

– Est-ce que M. Bardel n’est pas là ? dit-il.

– Non, répondit M. Pin, il doit être à Queen’s tavern.

– Il faut que je lui parle pour le service, dit M. Whip.

Le portier-consigne lui ouvrit sans difficulté.

L’homme-fouet se dirigea vers la taverne, mais au lieu d’entrer, il demeura en dehors et colla son visage aux vitres que ne recouvraient qu’imparfaitement des rideaux rouges.

Il aperçut alors M. Bardel en conférence mystérieuse avec l’homme gris.

Cela lui parut louche.

Au bout de quelques minutes, M. Bardel sortit.

M. Whip s’effaça de son mieux et le gardien-chef passa sans le voir.

Au lieu de rentrer dans la prison, le gardien-chef, on le sait, contourna le mur d’enceinte et alla attendre l’homme gris.

Puis celui-ci sortit à son tour de la taverne, suivi par Shoking.

Et ni lui, ni son compagnon, ni M. Bardel ne s’aperçurent que M. Whip les suivait.

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