Monsieur Whip était, du reste, un homme prudent.
Il ne s’amusa point à suivre les trois personnages de trop près.
Rasant les murs, dissimulé le plus possible dans le brouillard, il dut s’arrêter à distance et les vit entrer dans la maison à trois étages qui faisait vis-à-vis à la nouvelle prison.
– Où diable vont-ils ? se demandait l’homme-fouet.
Il se garda bien de les suivre à l’intérieur de cette maison, mais il demeura au dehors, collé contre le mur d’enceinte, les yeux fixés contre les fenêtres qui paraissaient sans lumière.
Cependant, à force de regarder, il crut s’apercevoir qu’un filet de clarté passait au travers de l’une d’elles.
M. Whip en conclut que cette fenêtre avait des volets intérieurs et que ces volets étaient fermés.
Ce gardien féroce était patient à ses heures.
Il attendit.
Peu après, le filet de lumière s’éteignit.
Puis un bruit se fit dans l’air.
C’était la fenêtre qui s’ouvrait.
Il avait des yeux de lynx, ce M. Whip. En dépit de la nuit et du brouillard, il vit deux têtes apparaître à cette croisée et il en conclut sur-le-champ que l’une de ces deux têtes était celle de M. Bardel.
La voix monte, mais elle ne descend pas.
Évidemment les deux têtes causaient, mais ce qu’elles disaient ne pouvait pas parvenir aux oreilles de M. Whip.
Seulement, mis en éveil sans doute par les paroles de M. Jonathan, son collègue, M. Whip devina ce que M. Jonathan n’avait pas deviné, c’est qu’il pourrait bien être question d’une évasion.
Et il fit des efforts prodigieux pour comprendre, pour deviner ce que les deux têtes pouvaient se dire.
Le brouillard a quelquefois une sonorité merveilleuse.
Par un temps clair il eût été impossible d’entendre d’en bas ce que les deux têtes chuchotaient.
Le brouillard aidant, M. Whip entendit un sourd murmure, un bourdonnement dont il ne pouvait saisir le sens, mais qui lui paraissait cacher d’importantes confidences.
Enfin un mot, un seul, lui arriva distinct.
Mais ce mot fut une révélation.
C’était le mot de corde.
M. Whip eut un battement de cœur.
Du moment où on avait parlé de corde, c’est qu’il s’agissait d’une évasion.
Et s’il en était ainsi, c’est que M. Bardel allait être complice de cette évasion.
Dès lors, M. Whip n’avait plus besoin de rien savoir. Son imagination allait suppléer à tout.
Il se glissa le long du mur, se rapetissa, s’éloigna pas à pas d’abord, puis en courant, et M. Bardel n’était pas encore sorti de la maison mystérieuse que M. Whip entrait dans la prison.
M. Pin, en lui ouvrant, ne lui avait fait aucune question.
M. Pin, du reste, était l’homme le moins curieux qu’il y eût au monde.
Il ouvrait et fermait la grille et ne s’occupait jamais du service intérieur de la prison.
En chemin, M. Whip agita dans sa pensée la question de savoir ce qu’il ferait.
Irait-il trouver le gouverneur de la prison et dénoncerait-il M. Bardel ?
Il y songea d’abord, mais il renonça à ce moyen presque sur-le-champ.
La prudence lui dit aussitôt que s’il voulait perdre M. Bardel et lui succéder dans le poste de gardien-chef, il fallait pour cela qu’il le surprît en flagrant délit.
Donc M. Whip rejoignit Jonathan.
Jonathan était enveloppé dans son manteau et s’était assis dans une espèce de guérite destinée aux surveillants, à l’extrémité de ce corridor sur lequel ouvraient les cellules des condamnés.
M. Whip avait aux lèvres un sourire mystérieux.
– Eh bien ! lui dit Jonathan.
– Vous aviez raison, mon cher.
– Bardel a des intelligences au dehors ?
– Oui.
– Avec qui ?
– Je ne sais pas. Mais, très-certainement, il cherche à faire évader un prisonnier.
– Ah ! ah !
Et Jonathan prit à son tour un air mystérieux.
– Quel est ce prisonnier ? poursuivit M. Whip. Je l’ignore.
– Et moi, dit Jonathan, je pourrai bien le savoir.
M. Whip recula et regarda son collègue.
– Vous ? fit-il.
– C’est bien M. Bardel qui a fermé les cellules ? reprit le gardien Jonathan.
– Oui.
– Eh bien ! il en est une qu’il a laissée ouverte.
– Laquelle ?
– Le numéro 16. Venez voir.
Le cœur de M. Whip bondit dans sa poitrine.
– C’est celle du petit Irlandais, dit-il.
– Justement. Je vous disais bien qu’il y avait du fenianisme là-dessous.
Jonathan conduisit M. Whip à la cellule numéro 16, et lui démontra, sans le moindre bruit, que la serrure était ouverte et le verroux non poussé.
– Jonathan, dit M. Whip, en lui pressant vivement la main, écoutez-moi bien.
– Parlez.
– Vous allez rester ici.
– Bien.
– M. Bardel viendra à neuf heures.
– C’est probable.
– Il vous demandera pourquoi vous m’avez remplacé ; vous lui direz que j’étais malade.
– Très-bien.
– Il se défie certainement plus de moi que de vous, et il se trouvera enchanté de la substitution.
– Vous croyez ?
– Puis il vous éloignera sous un prétexte quelconque.
– Et alors que ferai-je ?
– Vous tâcherez de gagner le préau et de vous y cacher.
– Après ?
– Je n’ai pas le temps de vous expliquer tout cela en détail mais je suis sûr que M. Bardel conduira le petit Irlandais dans le préau.
– Ah !
– Et qu’il lui ouvrira la porte de la nouvelle prison. Alors vous le suivrez et vous mettrez à crier au secours ; j’aurai prévenu les sentinelles, nous accourrons et nous le prendrons en flagrant délit.
– Vous êtes un homme de génie, mon cher Whip, dit Jonathan.
M. Whip longea le corridor, ouvrit la porte du préau, la referma sur lui et disparut.
Il était temps, car cinq minutes après, M. Bardel parut à son tour, couvert de son manteau de nuit, un trousseau de clés à la ceinture et sa lanterne sourde à la main.
Jonathan s’était assis dans sa guérite.
M. Bardel dirigea vers lui la clarté de sa lanterne et tressaillit en reconnaissant qu’il n’avait plus à faire à M. Whip.
– Qu’est-ce que cela ? dit-il en s’approchant.
– Excusez Whip, dit Jonathan, il était malade.
– Pourquoi ne me l’a-t-il pas dit ? fit sévèrement M. Bardel.
– Il craignait d’être grondé. Pendant que nous dînions, il m’a demandé de le remplacer.
– Il a eu tort, dit sèchement M. Bardel, car vous êtes un mauvais gardien de nuit.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que vous vous endormez facilement. Tenez, vous avez les yeux déjà à demi fermés…
– Oh ! par exemple !
M. Bardel posa sa lanterne à terre, prit sa tabatière et prit brusquement une prise.
– Tenez, dit-il à Jonathan, faites comme moi, cela vous réveillera.
Et il lui tendit sa tabatière, qu’il avait prestement retournée et dans laquelle Jonathan introduisit ses doigts sans défiance.