XIV

L’homme gris avait donné la tabatière à M. Bardel, en vue du terrible M. Whip, et c’était le cauteleux Jonathan qui y plongeait les doigts.

Mais, aux yeux de M. Bardel, le résultat était le même, puisque c’était M. Jonathan qui remplaçait M. Whip dans la surveillance du corridor.

Jonathan aspira le tabac avec une volupté sans égale.

– Fameux, dit-il, fameux, monsieur Bardel.

– Vous le trouvez bon ?

– Excellent, où le prenez-vous ?

M. Bardel se mit à rire :

– Mais, mon cher, dit-il, comme on voit bien que vous êtes un mauvais gardien de nuit.

– Pourquoi donc ?

– Parce que le sommeil vous gagne tout de suite au point que vous prenez le premier tabac venu, du moment où il vous pique un peu le nez, pour du tabac supérieur.

– Ouais ! fit Jonathan.

– C’est du tabac ordinaire, poursuivit M. Bardel, très-ordinaire, à telle enseigne que c’est le landlord de Queen’s-justice qui nous le vend.

Et M. Bardel ouvrit de nouveau la tabatière qu’il retourna lestement dans ses doigts et prit une autre prise qu’il aspira avec une lenteur complaisante.

Puis, regardant Jonathan :

– Allons, tâchez de ne pas vous endormir, je reviendrai entre onze heures et minuit.

Et M. Bardel s’en alla, au grand étonnement de Jonathan, qui se disait :

– Les choses ne se passent nullement comme l’avait prédit M. Whip.

Au lieu de m’éloigner sous un prétexte quelconque, c’est M. Bardel, au contraire, qui s’en va.

Et Jonathan se mit à arpenter le corridor d’un pas régulier et monotone, se disant encore :

– M. Whip va revenir, je suppose, quand il n’entendra point parler de moi, et je lui rendrai sa place ; car je crois bien que notre haine pour Bardel nous a donné beaucoup d’imagination ce soir.

Là-dessus, M. Jonathan s’avoua qu’il y avait vingt ans passés que M. Bardel était gardien-chef dans Bath square, et qu’il était bien difficile d’admettre, sans une excessive bonne volonté, qu’il faisait métier de faire évader des prisonniers.

Et le gardien murmura :

– Je crois que Whip et moi, nous avions bu un verre de gin de trop, ce soir.

Tout en rendant peu à peu son estime à M. Bardel, Jonathan continuait à se promener ; mais un singulier phénomène commençait à se produire en lui.

Il avait froid, et il avait multiplié par deux fois déjà les plis de son manteau autour de son cou.

Il avait froid au point qu’il se dit :

– Je gage qu’on a laissé éteindre le calorifère !

Car, il faut bien le dire, si l’Angleterre est impitoyable pour les voleurs, si elle les punit cruellement, elle n’abandonne pas complétement ses principes de confortable.

Les corridors, les cellules sont chauffés par un calorifère, et les murs sont peints au vernis.

M. Jonathan avait donc si froid, qu’il crut qu’on avait laissé éteindre le calorifère.

– Il y a des courants ici, murmura-t-il.

Et il gagna une sorte de guérite qui se trouvait à l’un des bouts du corridor et dans laquelle le gardien de nuit avait licence de se reposer et de s’asseoir.

Le narcotique absorbé dans la prise de tabac, agissait, comme on le pense bien.

Une fois assis, Jonathan eut encore plus froid. Il voulut se relever, mais il lui sembla que ses jambes étaient engourdies.

En même temps, il éprouva un violent mal à la tête et ses yeux se fermèrent.

– Ah ça qu’est-ce que j’ai donc ? murmura-t-il.

Il essaya de secouer la torpeur, qui l’envahissait par tout le corps et ne put y parvenir.

Il voulut crier, appeler au secours, et sa voix ne put se faire jour à travers sa gorge crispée.

Enfin par un dernier et suprême effort, il parvint à ressortir de sa guérite et il voulut se traîner vers cette porte du corridor derrière laquelle, il le supposait, se tenait sans doute M. Whip.

Il fit deux ou trois pas, trébucha et tomba de son haut sur le sol.

La léthargie avait triomphé, et quelques secondes après, on n’entendit plus dans le corridor qu’un ronflement sonore.

Alors la porte du corridor se rouvrit.

Mais ce n’était point M. Whip qui entra.

Ce fut M. Bardel.

M. Bardel était armé de sa lanterne sourde.

Il vint auprès de Jonathan et l’appela.

Jonathan dormait et ne répondit pas.

Il le poussa du pied et ne rencontra qu’une masse inerte.

– Il a son compte, pensa le gardien-chef.

Alors il se dirigea d’abord vers la cellule occupée par John Colden.

L’Irlandais, comme on le pense bien, ne dormait pas.

M. Bardel poussa la porte de la cellule, qui n’était pas fermée, et il l’appela, dans cette langue des côtes d’Irlande que les Anglais ne comprennent pas.

John Colden se glissa hors de la cellule.

– As-tu ton poignard ? fit M. Bardel.

– Oui.

– Eh bien ! le moment est venu.

– Je suis prêt. Allons.

Ils passèrent auprès de Jonathan et John Colden tressaillit.

– Est-ce que vous l’avez tué ? dit-il.

– Non, il dort. Il a pris un narcotique.

– Ah !

M. Bardel poussa la porte de la cellule du petit Irlandais.

L’enfant, brisé de lassitude, dormait profondément.

Un moment le frère de Suzannah et le gardien-chef s’arrêtèrent à le contempler.

– Comme il dort bien ! dit John.

– Il dormira mieux encore dans une heure, quand il sera dans les bras de sa mère, répondit M. Bardel avec émotion.

Et il secoua doucement l’enfant.

Le gardien-chef n’avait plus un visage farouche ; il avait un sourire paternel aux lèvres, et l’enfant ouvrant les yeux lui dit :

– Ah ! c’est vous, n’est-ce pas, qui parliez par la porte chaque soir !

– Oui, dit M. Bardel.

– Et qui me parliez de ma mère…

M. Bardel posa un doigt sur ses lèvres.

– Chut ! dit-il, lève-toi et viens avec nous.

L’enfant ne se le fit pas répéter. Il s’habilla sans mot dire et sans même demander où il allait.

Alors John et M. Bardel le prirent par la main et lui recommandèrent de marcher sans bruit.

Quand ils furent au bout du corridor, M. Bardel ouvrit la porte qui donnait sur le préau, et il éteignit sa lanterne.

Un silence profond régnait dans le préau et l’obscurité était complète.

M. Bardel marchait le premier.

John Colden donnait toujours la main à l’enfant, à qui il n’osait parler de sa mère, de peur qu’un cri de joie ne lui échappât.

Le préau de la vieille prison était séparé du préau de la prison nouvelle et encore inhabitée, par une porte dont M. Bardel avait la clef.

Cette porte s’ouvrit donc comme l’autre.

– Où allons-nous ? demanda alors tout bas John Colden.

– Lève les yeux, dit M. Bardel.

– Bien.

– Vois-tu la maison de l’autre côté du mur ?

– Oui.

– Et une fenêtre ouverte ?

– Oui.

– Eh bien ! il y a une corde qui pend de cette fenêtre dans le préau. Une corde à nœuds…

John Colden et M. Bardel, conduisant l’enfant, s’approchèrent encore.

Mais soudain, M. Bardel étouffa un cri.

Un homme était assis au pied du mur et tenait un bout de la corde dans ses mains.

Et cet homme se dressa devant M. Bardel dont les cheveux se hérissèrent, en lui disant :

– Ah ! ah ! je vous prends donc en flagrant délit de trahison ?

M. Bardel, frissonnant, avait reconnu la voix de M. Whip, le féroce gardien du tread mill.

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