XV

M. Whip était d’autant plus calme qu’il ne doutait pas un seul instant que son ami Jonathan ne marchât derrière M. Bardel et ne fût prêt à lui porter secours.

M. Bardel, lui, avait été un moment épouvanté, non pour lui, mais pour l’enfant qu’il croyait sauvé et qui allait être certainement ramené en prison.

Mais il n’avait pas tardé à reprendre son sang-froid.

– Hé ! hé ! lui dit M. Whip, nous favorisons donc les évasions, cher ami, nous éloignons les sentinelles… nous nous faisons jeter des cordes par les maisons voisines ; heureusement que ce bon M. Whip est là… et que…

M. Whip n’eut pas le temps d’en dire davantage.

M. Bardel, qui était robuste, se jeta sur lui et le saisit à la gorge, disant :

– Tais-toi, misérable, tais-toi !

– À moi, Jonathan, à moi ! hurla M. Whip d’une voix étouffée.

John Colden s’était rué sur lui à son tour.

– Frappe, frappe ! disait M. Bardel et Dieu sauve l’Irlande !

M. Bardel était robuste, John Colden était une manière de géant.

Néanmoins M. Whip fit une résistance désespérée.

La grande préoccupation du gardien-chef et de John Colden était moins de le terrasser que de l’empêcher de crier, car au moindre bruit on pourrait accourir, et alors tout était perdu.

De telle façon que M. Bardel, qui le serrait à la gorge, ne songea point à lui prendre les bras, et oublia que M. Whip portait toujours sur lui un poignard, avec l’autorisation du gouverneur, depuis un certain jour où une révolte avait éclaté dans le tread mill et où on avait voulu l’assassiner.

À demi étranglé, M. Whip eut cependant l’énergie de tirer son poignard avec un de ses bras demeuré libre.

– Frappe ! répétait M. Bardel à John Colden.

Mais, en ce moment l’Irlandais jeta un cri étouffé.

M. Whip l’avait prévenu en frappant le premier.

– Ah ! canaille ! murmura John Colden, qui eut la force de riposter.

Cette fois M. Whip ne cria plus, ne se débattit plus.

M. Bardel, qui le serrait toujours à la gorge, le sentit s’affaisser lourdement dans ses bras.

Le poignard de John Colden l’avait frappé au cœur.

– Je crois qu’il a son compte, murmura l’Irlandais.

En effet, M. Bardel desserra les bras et M. Whip tomba sur le sol et s’y allongea comme une masse inerte. Le gardien féroce était mort.

Seul et frémissant, l’enfant était demeuré spectateur muet de cette lutte.

M. Bardel le prit dans ses bras :

– Mon enfant, dit-il, tu es sauvé ! tu vas revoir ta mère !…

– Allons, John, poursuivit-il, prends-le sur tes épaules et file.

En même temps, il pesait sur la corde pour la tendre.

Le brouillard était devenu si épais qu’on ne voyait plus ni la fenêtre, ni même la maison.

Cette corde qui était le salut de Ralph semblait pendre du ciel.

John prit l’enfant et le chargea sur ses épaules.

– Tiens-toi bien à mon cou, dit-il.

M. Bardel le lui plaça à califourchon sur les épaules, et l’intelligent petit être passa les bras autour du cou.

Alors John voulut saisir la corde et commencer son ascension.

Mais soudain les forces lui manquèrent, les mains qui serraient la corde se détendirent, un cri sourd lui échappa et il s’affaissa à son tour sur le sol :

– Moi aussi, dit-il, je crois que j’ai mon compte.

Le poignard de M. Whip avait pénétré dans la cuisse de John un peu au-dessous du bas-ventre, et John perdait beaucoup de sang.

Ce fut un moment terrible.

Un moment qui parut à M. Bardel avoir la durée d’un siècle.

Qui donc allait sauver l’enfant ?

Ralph, qui était tombé avec John Colden, venait de se relever.

M. Bardel le prit à son tour et lui dit :

– Tiens-toi bien, je vais essayer de te monter, moi.

Le gardien-chef était déjà vieux. Il était lourd et manquait de cette élasticité de membres qui est le privilége de la jeunesse.

Il essaya de grimper après la corde, tandis que John Colden, qui s’était relevé sur un genou, murmurait :

– Sauvez l’enfant, et tout ira bien !

Mais M. Bardel ne parvenait pas s’enlever de terre et la corde menaçait de casser sous son poids.

Tout à coup une voix se fit entendre dans les airs au-dessus de sa tête :

– Lâchez tout ! disait-elle.

M. Bardel, tenant toujours l’enfant, retomba sur ses pieds et leva les yeux.

Un homme se laissa glisser en ce moment le long de la corde, et vint dégringoler auprès de M. Bardel.

C’était l’homme gris.

Il vit M. Whip qui n’était plus qu’un cadavre, et il vit John Colden qui perdait tout son sang ; il devina ce qui s’était passé.

– J’ai entendu le bruit d’une lutte, dit-il, et je suis descendu. Où est l’enfant ?

– Le voilà, répondit M. Bardel.

– Où es-tu blessé ? continua l’homme gris en se penchant sur John Colden.

– Là…

– Te sens-tu bien faible ?

– Oh ! oui… je crois que je vais mourir… mais qu’importe ! sauvez l’enfant, dit le courageux Irlandais.

L’homme gris avait tout son sang-froid.

– Il ne s’agit pas de perdre la tête, dit-il, mais il faut les sauver tous les deux.

La corde était assez longue pour que l’homme gris pût l’enrouler autour des reins de John Colden.

– Écoute bien, dit-il ; je vais remonter, emportant l’enfant.

Quand j’aurai atteint la fenêtre et mis l’enfant en sûreté, Shoking et moi nous tirerons la corde après nous et nous te hisserons à ton tour.

Puis s’adressant à M. Bardel :

– Quant à vous, faites ce qui est convenu ; ce n’est pas cet homme qui vous trahira, puisqu’il est mort.

Et il poussa du pied le cadavre de M. Whip.

– Retournez dans le corridor de la prison, acheva l’homme gris, prenez une prise du tabac que je vous ai donné, et endormez-vous ; on ne songera pas à vous accuser.

M. Bardel fit un signe de tête affirmatif.

Alors l’homme gris prit l’enfant, lui recommanda de se bien tenir, et, avec une souplesse et une agilité toute féline, il se mit à grimper après la corde, et John et M. Bardel le virent monter et disparaître dans le brouillard.

L’enfant était sauvé !

– Allez-vous-en ! dit alors John d’une voix faible.

– Adieu… au revoir, plutôt, dit M. Bardel d’une voix émue.

Et il serra la main de John.

– Je crois bien que je suis blessé à mort, dit l’Irlandais, mais je meurs pour la bonne cause…

M. Bardel s’en alla et regagna la porte du préau de la vieille prison.

Pendant ce temps, l’homme gris avait atteint l’entablement de la croisée.

John Colden le comprit, car la corde se détendit tout d’un coup.

Puis elle se tendit de nouveau et l’Irlandais se sentit enlevé de terre.

Mais soudain, le malheureux jeta un cri et retomba sur le sol.

La corde s’était cassée sous le poids de son corps.

– Allons ! murmura le fils de l’Irlande, je savais bien qu’il fallait mourir.

Si je guéris de ma blessure, je ne guérirai pas de la cravate que Calcraff, le bourreau de Newgate, me passera autour du cou.

Et résigné, John Colden demeura étendu sur la terre qu’il avait arrosée de son sang.

Et comme ses forces étaient épuisées, il ferma les yeux et murmura :

– Qu’importe la mort de John Colden ? l’enfant est sauvé, Dieu protège l’Irlande !

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