Six heures du matin venaient de sonner.
C’est l’heure réglementaire où on éveille les prisonniers, et une cloche placée au centre de Bath square se fit aussitôt entendre.
Classés par pénalités, les prisonniers du Cold Bath field ont une administration différente, dans chaque catégorie.
Les condamnés au moulin, qui occupent le centre de la prison, sont pour ainsi dire retranchés dans une espèce de forteresse où les autres condamnés ne pénètrent pas.
Le moulin à son personnel, ses gardiens ; il est une prison dans une autre prison.
Le matin, c’est le moulin qui se fait entendre le premier.
Quand son tic-tac monotone et sinistre commence à retentir, les charpentiers et les forgerons se mettent à l’œuvre et on distribue de l’étoupe aux autres prisonniers.
Ce matin-là, chose bizarre, le moulin ne se fit pas entendre tout d’abord.
Cependant on avait entendu la cloche, et le gardien-chef avait dû ouvrir les cellules des condamnés.
Il y avait, dans le bâtiment affecté au service du moulin, quatre corridors cellulaires, autant de corridors que de cylindres, lesquels venaient aboutir perpendiculairement à une sorte de rond-point à coupole assez élevée.
Sur ce rond-point ouvraient cinq portes.
Ces cinq portes étaient celles des logis réservés aux gardiens, lesquels étaient deux par deux, sauf le gardien-chef qui occupait une cellule à lui tout seul.
Quand les condamnés étaient couchés, quand le gardien-chef, M. Bardel, avait fait son inspection accoutumée et fermé toutes les cellules, y compris celles des ouvriers détenus provisoirement à Bath square, le gardien de nuit prenait son service et son compagnon se couchait.
À six heures du matin, M. Bardel se levait, ouvrait à la fois la porte des quatre corridors et on faisait lever les condamnés.
Donc, ce matin-là, la cloche se fit entendre comme à l’ordinaire ; mais M. Bardel ne sortit point de sa cellule.
Sur les quatre gardiens qui avaient dû prendre le service à minuit, trois seulement apparurent à l’extrémité de leur corridor respectif.
Des quatre qui avaient dû se coucher à minuit, trois seulement encore sortirent enfin de leur cellule et tous les six se regardèrent avec un certain étonnement.
Pour bien faire comprendre ce qui allait se passer, il est nécessaire de donner certains détails.
Il y avait donc un corridor par cylindre, avec des numéros correspondants.
Il y avait aussi deux gardiens par corridor, lesquels étaient toujours affectés au même service.
Chacun des deux avait une clef qui ouvrait à la fois sa cellule, la porte de son corridor et celle du préau, mais qui ne pouvait ouvrir ni la porte de la cellule voisine, ni celle d’un des autres corridors :
Seul, M. Bardel, le gardien-chef, avait une clef, vrai chef-d’œuvre de serrurerie, qui ouvrait toutes les portes indistinctement, hormis cependant la grille de master Pin.
Il est vrai que le gouverneur de la prison avait, lui, une clé qui ouvrait tout, même la grille du portier-consigne.
Or donc, le gardien de nuit du corridor n° 1 sortit en entendant sonner la cloche, et vint frapper à la porte de la cellule qui portait également le n° 1, afin d’avertir son camarade.
Celui-ci sortit.
Les gardiens des nos 2 et 3 un firent autant.
Seul le corridor du n° 4 demeura fermé.
– Qui donc était de nuit ? demanda l’un des gardiens.
– Jonathan.
– Comment ! dit un autre d’un ton ironique, c’est ce bon M. Whip qui va prendre le service du matin, et il ne se presse pas plus que ça. Il a pourtant entendu la cloche.
– Et Bardel qui dort aussi, fit un troisième.
– Whip, mon cher ! cria l’un des gardiens au travers de la porte n° 4.
M. Whip ne répondit pas.
– Hé ! Jonathan ? dit un autre, en frappant à la porte du n° 4 qui demeurait close.
La porte ne s’ouvrit pas.
– Hé ! monsieur Bardel ? cria un quatrième, en se dirigeant vers la cellule du gardien-chef, vous n’avez donc pas entendu la cloche ?
M. Bardel ne répondit pas davantage.
Le gardien, ayant voulu frapper du poing sur la porte, demeura stupéfait.
La porte, qui n’était point fermée en dedans, comme à l’ordinaire, s’ouvrit sous l’effort du coup de poing et M. Bardel apparut couché tout vêtu sur son lit et profondément endormi.
Armés de leurs lanternes, les gardiens entrèrent, répétant.
– Monsieur Bardel ? Mon cher monsieur Bardel ?
M. Bardel ronflait.
– Il est ivre mort, dit l’un.
Et il se mit à le secouer.
Mais si puissante que soit l’étreinte de l’ivresse, un homme finit toujours par s’éveiller.
M. Bardel ne remua pas.
Alors les gardiens effrayés se regardèrent.
– Il faut appeler le docteur, dit l’un.
– Et le gouverneur, dit un autre.
En présence de l’état de M. Bardel, on ne songeait plus au corridor et à la cellule n° 4 qui continuaient à demeurer fermés, non plus qu’à Jonathan et à M. Whip, dont on n’avait pas la moindre nouvelle.
L’un des gardiens courut donc chez le docteur.
Le docteur se leva en maugréant, car il n’était pas matinal et s’était même si bien habitué au bruit de la cloche de six heures qu’elle ne le réveillait plus.
Il arriva chez M. Bardel enveloppé dans sa robe de chambre, et à première vue, il s’écria :
– Comment, butors que vous êtes, c’est pour cela que vous m’éveillez ? Cet homme est ivre-mort, voilà tout.
Et, à son tour, il secoua M. Bardel sans plus de succès.
– Ah ! diable ! fit-il alors, je crois qu’on lui a fait prendre un narcotique.
Et il se mit à l’examiner plus attentivement.
Le gouverneur, également prévenu, était arrivé en toute hâte.
Aux premiers mots qu’on lui dit, il soupçonna quelque événement extraordinaire.
On chercha la clef que M. Bardel portait toujours à sa ceinture et on ne la trouva pas.
Alors le gouverneur, laissant le dormeur aux mains du docteur, se fit accompagner par deux des gardiens, et, à l’aide de sa propre clef, il ouvrit la cellule n° 4.
M. Whip n’y était pas.
Le lit n’avait pas même été foulé.
De la cellule, le gouverneur, qui fronçait le sourcil, passa à la porte du corridor, dans lequel on n’entendait aucun bruit.
Cette porte ouverte, il prit la lanterne d’un des gardiens et marcha le premier.
Au quatrième pas qu’il fit, il se heurta à Jonathan, étendu tout de son long sur le sol et dormant comme dormait M. Bardel.
– Oh ! oh ! pensa le gouverneur, tout cela est bien extraordinaire.
Il fit quelques pas encore et vit une cellule ouverte.
Alors le gouverneur comprit tout.
On avait endormi le gardien-chef et Jonathan pour favoriser une évasion.
Et, s’arrêtant brusquement, il ordonna qu’on allât lui chercher quatre des soldats qui occupaient chaque soir le poste de la prison.