XVII

Le gouverneur avait donné cet ordre par mesure de prudence.

Bien qu’il appartînt à l’armée, et qu’il fût très-brave, cet officier se souvenait d’une révolte récente où, sans l’intervention des soldats, M. Whip, lui et tous les gardiens de la prison eussent été massacrés.

Les soldats arrivèrent.

Alors le gouverneur se mit à leur tête et continua l’inspection du corridor.

Il trouva une deuxième cellule ouverte et vide.

M. Bardel seul aurait pu dire quels étaient les prisonniers qui les avaient occupées ; mais M. Bardel dormait, et le docteur faisait de vains efforts pour l’arracher à sa léthargie.

Le gouverneur continua son chemin jusqu’à la porte du préau.

Cette porte, contre toute habitude, était ouverte.

C’était donc par là que les deux prisonniers étaient sortis.

Le préau était sablé.

Le gouverneur abaissa sa lanterne jusqu’auprès du sol, et il distingua nettement l’empreinte de plusieurs pas.

En examinant ces empreintes avec attention, on trouva deux pieds d’homme et un pied d’enfant.

La lumière commençait à se faire. Le pied d’enfant était certainement celui du petit Irlandais.

Les gardiens de Bath square portent un uniforme, comme les employés de toutes les prisons du monde, et par conséquent, on leur donne des chaussures identiques.

Il ne fut pas difficile au gouverneur de reconnaître, dans l’une des empreintes, le soulier ferré d’un gardien.

L’autre paraissait être celle d’un homme étranger à la prison.

Quel était le gardien qui avait passé par là, sinon M. Whip, dont on continuait à n’avoir pas de nouvelles, puisque M. Bardel et Jonathan, qui, seuls avec lui, avaient pu pénétrer dans la prison par ce chemin, étaient plongés dans un profond sommeil ?

Le gouverneur, les gardiens et les soldats suivirent les empreintes des pas, et arrivèrent ainsi à la muraille qui séparait la prison des nouveaux bâtiments en construction.

Là se trouvait une porte dont M. Bardel avait seul la clé.

Mais puisqu’on n’avait pas retrouvé cette clef sur le gardien-chef, il fallait bien admettre que M. Whip la lui avait volée.

Le gouverneur ouvrit cette porte et pénétra le premier dans le préau neuf.

Alors de sourds gémissements parvinrent à son oreille.

Ces gémissements se faisaient entendre au pied du mur d’enceinte.

Il n’était pas jour encore, et le brouillard était toujours très-épais.

Le brouillard de Paris est blanc et presque toujours transparent.

Celui de Londres est rougeâtre et presque toujours opaque.

Le gouverneur fut donc obligé de guider sa marche avec l’ouïe, bien plus qu’avec la vue, et il arriva ainsi, suivi des gardiens et des soldats, jusques au pied du mur.

Les gémissements redoublèrent à son approche.

Alors, baissant sa lanterne, le gouverneur vit un homme qui se tordait sur le sol et paraissait en proie à de vives souffrances.

– C’est un des ouvriers, dit l’un des gardiens, il travaillait à reconstruire le mur du moulin, je le reconnais.

C’était en effet John Colden qui, revenu d’un long évanouissement, ranimé sans doute par le froid de la nuit, et souffrant beaucoup, appelait à son aide.

– Qui êtes-vous ? dit le gouverneur en se penchant sur lui.

Mais soudain une exclamation d’horreur échappa à l’un des gardiens.

À trois pas de John Colden se trouvait le cadavre de M. Whip.

Le gouverneur avait cru un moment être sur la trace de la vérité.

Selon lui, Whip, acheté par des gens du dehors, avait endormi successivement M. Bardel et Jonathan, afin de favoriser l’évasion d’un prisonnier.

Mais on retrouvait M. Whip frappé d’un coup de poignard et mort.

Sa face violacée, sa langue tirée, sa cravate fortement serrée autour de son cou et ses vêtements déchirés attestaient qu’il avait soutenu une lutte.

M. Whip avait dont péri victime de son devoir.

Ce n’était plus un traître, c’était un martyr.

John Colden, qui avait perdu beaucoup de sang, était hors d’état de pouvoir donner le moindre éclaircissement sur ce mystérieux événement.

Cependant on retrouva enroulée autour de son corps une partie de la corde à nœuds.

C’était une preuve que John Colden, hissé au moyen de cette corde jusqu’à une certaine hauteur, était retombé, par suite de sa rupture, et que ses complices l’avaient abandonné.

Le gouverneur essaya de le questionner ; mais il ne put rien obtenir de lui.

Soit faiblesse, soit parti pris, John Colden secoua la tête, se bornant à murmurer qu’on pouvait faire de lui tout ce qu’on voudrait.

On le transporta ainsi que le cadavre de M. Whip à l’intérieur de la prison.

Là, il fût constaté que le prisonnier évadé n’était autre que le petit Irlandais.

Le docteur avait employé des sels très-violents et triomphé de la léthargie de M. Bardel.

Celui-ci, revenant enfin à lui, vit le gouverneur à son chevet, et commença par promener autour de lui un regard hébété.

Mais il devinait ce qui s’était passé, et il n’eut garde d’oublier son rôle.

Il raconta que, la veille, il avait acheté du tabac, ce qui était parfaitement vrai, du reste, à Queen’s tavern, mais que M. Whip, qui s’y trouvait en même temps que lui, lui avait dit qu’il en achetait de bien meilleur dans un bureau de Piccadilly, et qu’il lui avait offert de lui en faire goûter.

Il ajouta qu’en effet, un peu avant neuf heures, M. Whip était entré dans sa cellule et lui avait donné de son tabac ; puis, qu’il était allé prendre son service.

À neuf heures, M. Bardel avait fait son inspection habituelle et avait été très-étonné de trouver dans le corridor numéro quatre, non plus M. Whip, mais Jonathan, qui sommeillait à demi dans sa guérite ; qu’alors il lui avait offert une prise de tabac.

À partir de ce moment, achevait M. Bardel, ses souvenirs étaient de plus en plus confus. Il avait été pris d’un violent mal de tête, était rentré dans sa cellule et s’était assis sur son lit.

Dès lors, il ne se souvenait plus de rien.

M. Bardel était employé à Cold Bath field depuis plus de vingt ans.

Il s’était toujours montré très-zélé dans son service et on n’avait aucune raison de douter de la véracité de son récit.

Malheureusement pour lui, Jonathan venait également de s’éveiller, grâce aux soins du docteur.

Et Jonathan, apprenant la mort de M. Whip, l’évasion du petit Irlandais et l’arrestation de John Colden, Jonathan demanda à parler au gouverneur en particulier.

Celui-ci s’enferma avec le gardien qui lui dit :

– C’est M. Bardel qui a favorisé l’évasion du prisonnier.

– Prenez garde, lui dit le gouverneur, vous accusez un homme jusque-là irréprochable.

– Je l’accuse, dit Jonathan avec conviction, parce que j’ai les preuves de sa trahison.

– De qui les tenez-vous ?

– De M. Whip.

– Il est mort.

– Cela ne m’étonne pas, car en m’endormant, je n’ai pu, comme c’était convenu, lui porter secours.

Et Jonathan raconta ce qui s’était passé la veille.

Alors le gouverneur pensa qu’il ne pouvait faire autrement que d’avertir la police et demander un magistrat qui vint faire une enquête minutieuse sur les événements dont la prison avait été le théâtre pendant la nuit précédente.

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