XXII

La mère de Dick Harrisson parvint à maîtriser ses sanglots.

Elle continua.

– Mon malheureux enfant, fou de désespoir, s’était frappé de trois coups de couteau.

J’appelai au secours, jetant des cris d’épouvante ; M. Colcram monta.

Mon pauvre Dick secouait la tête et un pâle sourire effleurait ses lèvres :

« – Tout est inutile, mère, me dit-il, je vais mourir… »

– Ah ! monsieur, le pauvre enfant ne se trompait pas, poursuivit-elle d’une voix brisée. M. Colcram alla chercher un chirurgien.

Le chirurgien fit comme Dick, il secoua tristement la tête, et dit que les trois blessures étaient mortelles.

Et cependant mon pauvre enfant essaya de lutter contre la mort.

Il survécut trente-six heures en dépit d’horribles souffrances, me demandant toujours pardon de m’abandonner ainsi.

Il ne s’interrompait que pour prononcer le nom de miss Ellen.

– Mère, me dit-il encore, je veux être enterré dans un cimetière catholique et je veux que tu mettes ceci dans ma bière.

En même temps il m’indiquait un gros pli cacheté qu’il avait caché sous son oreiller avant de se donner la mort.

C’étaient les lettres de miss Ellen.

Quand il eut rendu le dernier soupir, Dieu fit un miracle.

Il me donna la force d’aller me jeter aux pieds d’un prêtre catholique et de lui avouer que mon fils s’était suicidé.

Ce prêtre était jeune, il était bon, il me releva et me dit : Pauvre mère, puisque votre fils est mort par amour, Dieu lui pardonnera, car ceux qui ont souffert et pleuré trouvent toujours grâce devant sa miséricorde.

Et si Dieu doit pardonner, pourquoi nous, ses ministres, qui ne sommes que des hommes, nous montrerions-nous plus sévères ?

Il fut convenu alors que je garderais mon fils encore jusqu’au samedi soir.

Alors le jeune prêtre viendrait, avec quatre Irlandais, enlever la bière et ils la transporteraient sans bruit au cimetière de Saint-George.

Là, on inhumerait mon enfant en terre sainte, et on réciterait les prières de l’Église sur sa tombe, comme s’il fût mort de sa mort naturelle.

– Et ce prêtre, dit l’homme gris, interrompant la mère de Dick, ce prêtre se nommait l’abbé Samuel ?

– Oui. Vous le connaissez donc aussi ?

– C’est notre maître à tous, répondit-il.

La pauvre femme reprit :

– Je posai sous la tête de mon cher mort le pli cacheté qu’il voulait emporter dans la tombe.

Puis, on cloua la bière, et il disparut pour toujours à mes yeux, celui que j’aurais dû précéder dans une autre vie.

Ici, elle s’interrompit encore et fondit en larmes.

L’homme gris lui tenait toujours la main et la regardait avec bonté.

– Et cette miss Ellen, dit-il, vous ne l’avez donc jamais vue ?

Ce nom produisit une sorte de réaction subite chez la mère de Dick Harrisson.

– Oh ! oui, je l’ai vue, dit-elle. Je l’ai vue une fois, et j’ai compris que mon fils l’ait aimée, tant elle est belle, et qu’elle l’ait tué, tant elle a de méchanceté dans le regard.

– Où l’avez-vous vue ?

– Ici.

La voix de madame Harrisson se prit à trembler.

– C’était le lendemain des funérailles de mon pauvre enfant, dit-elle. J’étais seule, abîmée dans ma douleur et n’ayant plus de larmes dans ma tête affolée !

La porte s’ouvrit, elle entra.

D’abord, il me sembla que c’était un ange, mais quand elle m’eut parlé, je vis que j’avais un démon devant moi…

– Écoutez, bonne femme, me dit-elle d’un ton impérieux et sec, je suis la fille de lord Palmure. Votre fils s’était pris pour moi d’un amour insensé et que je n’ai jamais encouragé…

Elle mentait, monsieur, sans cela mon fils aurait-il eu des lettres d’elle ?

– Votre fils est mort, poursuivit-elle, et mon père et moi nous savons qu’il vous laisse sans ressources.

Je la regardais, les yeux effarés, et je ne comprenais pas ce qu’elle voulait me dire.

– Je viens, poursuivit-elle, vous offrir ce portefeuille qui contient une petite fortune, laquelle mettra vos vieux jours à l’abri du besoin, et en échange, je viens vous demander tous les papiers de votre fils.

Alors je compris. Elle venait me racheter ses lettres.

Et je repoussais le portefeuille et la chassai, en m’écriant :

– Tout ce qui vient de mon fils est sacré. Ce sont des reliques auxquelles vos mains impures ne toucheront pas !

Elle sortit en me jetant un regard de haine.

Trois jours après, au milieu de la nuit, comme je continuais à pleurer mon fils, une vitre de cette fenêtre fut brisée et deux hommes masqués firent irruption dans ma chambre.

Ils me garrottèrent, me mirent un bâillon sur la bouche.

Puis ils se mirent à fouiller partout.

Je compris qu’ils cherchaient les lettres de miss Ellen.

Ils se retirèrent sans rien trouver.

Le lendemain, M. Colcram me dit :

– Ma chère, vous êtes ici en danger de mort.

Pendant deux mois, monsieur, je me suis cachée à l’autre bout de Londres, et M. Colcram a fait courir le bruit de ma mort.

Je crois que Miss Ellen en est convaincue.

Alors je suis revenue, car je veux vivre et mourir dans ce logement où mon fils a rendu le dernier soupir.

Je ne sors jamais pendant le jour, et ce n’est que le matin que je me risque à aller prier sur la tombe de mon enfant.

L’homme gris se leva alors, tandis que la pauvre mère étouffait un dernier sanglot.

– Ainsi, dit-il les lettres de miss Ellen sont dans le cercueil ?

– Oui.

– Et nul ne le sait ?

– Nul, excepté vous, et si je vous l’ai avoué, c’est que vous m’avez fait le signe rédempteur des fils de l’Irlande.

– Je serai aussi muet que la tombe à qui ce secret est confié, et je vous le jure, acheva l’homme gris, votre fils sera vengé.

Puis, pressant la main de madame Harrisson :

– Vous paraissez avoir épuisé vos dernières ressources, ma bonne dame, dit-il.

– C’est M. Colcram qui me fait vivre, répondit-elle, et il n’est pas riche, le digne et cher homme.

– L’Irlande prend soin de ses enfants, ajouta l’homme gris.

Il tira de sa poche un rouleau de guinées qu’il posa sur la table.

Et il sortit brusquement, comme s’il n’eût pas voulu entendre les remerciements et les bénédictions de la pauvre mère.

. . . . . . . . . . . . . . .

Quand il fut dans la rue, l’homme gris se dit :

– Maintenant je crois que je tiens miss Ellen et son digne père, lord Palmure.

Jenny et l’enfant sont en sûreté pour deux jours.

Il faut que Bardel ne perde point sa place, et ensuite, si John Colden n’a point succombé à sa blessure, il faudra l’arracher au bourreau.

Voilà de la besogne, murmura-t-il avec un sourire. Mais bah ! avant de m’appeler l’homme gris, j’en ai fait bien d’autres et de plus rudes encore !

Et le mystérieux personnage se dirigea vers le pont de Westminster, qu’il traversa, et, comme huit heures sonnaient, il entra dans Scotland-yard, où il avait en ce moment une affluence inusitée de policemen.

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