Il est des gens qui ont le talent de se déguiser sans rien changer à leur costume.
Une certaine inclination donnée tout à coup au chapeau, un vêtement qu’on boutonne, des cheveux qu’on ramène sur le front ou qu’on en écarte, il n’en faut pas davantage pour qu’un homme habitué à se grimer se rende tout à coup méconnaissable.
C’est ce qu’avait fait l’homme gris, dans son trajet d’Adam’s street à White-Hall.
Quand il rentra dans Scotland-yard, ce qui, traduit mot à mot, veut dire « cour des Écossais », mais en réalité l’office général de la police, il ne ressemblait pas plus à l’homme qui avait sauvé le petit Ralph que le bon Shoking ne ressemblait, malgré ses prétentions, à un véritable gentleman.
Les policemen qui le virent entrer d’un pas roide, le chapeau sur l’oreille, jetant à droite et à gauche un regard oblique, se dirent entre eux :
– Voilà cet agent qui vient de province et en qui les chefs ont si grande confiance.
Comment l’homme gris était-il entré dans la peau de l’agent Simouns, qui venait de Liverpool, où il avait rendu d’éminents services, voilà ce qui ne se pouvait expliquer que par les ramifications sans nombre du fenianisme.
Toujours est-il que le jour où l’homme gris avait eu besoin de pénétrer dans Cold Bath field et d’y planter les premiers jalons de l’évasion de Ralph, il s’était trouvé un homme du nom de Simouns que le chef de la police provinciale recommandait à la police métropolitaine comme très habile.
Cet homme, que personne ne connaissait à Londres, s’était présenté le matin même de ce jour où le petit Irlandais avait été transféré de la cour de police de Kilburn à la prison du moulin.
Et cet homme, c’était l’homme gris.
Deux policemen qui se trouvaient au seuil du premier bureau, et qui lui avaient vu traverser la cour, se mirent à causer à voix basse.
– Voilà Simouns, l’agent secret de Liverpool, dit l’un.
– Le directeur de la police de Londres, répondit l’autre, est un véritable Français.
– Pourquoi ?
– Parce que le nouveau est toujours beau. Depuis que Simouns est revenu de Liverpool, il n’y en a que pour lui.
Tu verras, camarade, que c’est lui qu’on va envoyer à Bath square.
– Pourquoi faire ?
– Pour faire une enquête.
– Et sur quoi donc ?
– Sur les événements de cette nuit.
– De quels événements parles-tu ?
– Comment tu ne sais pas ce qui s’est passé ?
– Non.
– Eh bien ! il s’est évadé des prisonniers, on a endormi des gardiens, que sais-je encore ? et le gouverneur qui ne sait où sont les coupables parmi les gens de la maison qui ont facilité les évasions, a envoyé demander ici un homme de police habile.
– Et tu crois que c’est Simouns qu’on va envoyer ?
– J’en suis sûr.
En effet, l’homme gris était entré dans le bureau d’un des chefs de division, sur l’invitation qui lui en avait été faite.
Le chef s’était enfermé avec lui pendant quelques minutes.
Au bout de ce temps, l’homme gris était ressorti et avait gagné le vestiaire.
À Londres comme à Paris, la police se fait de deux manières, en habit de ville ou en uniforme.
L’homme gris avait pu être chargé de missions secrètes qui exigeaient un habit de ville, mais celle qu’il acceptait en ce moment comportait l’uniforme.
En effet, il sortit bientôt du vestiaire avec l’habit d’un policeman, portant en outre sur sa manche gauche le galon qui est spécial au service de la Cité.
Scotland-yard est non-seulement la métropole de la police, c’est encore le quartier général des fiacres et des voitures de Londres.
L’homme gris, devenu l’agent de police Simouns, n’eut donc qu’à monter dans un cab qui entrait en ce moment, pour déposer un objet laissé par un voyageur sur les coussins, et il dit au cocher :
– Bath square !
Vingt minutes après, le prétendu M. Simouns arrivait à cette fameuse grille dont master Pin, le portier-consigne, avait seul la clef.
– Ah ! dit le gros homme, qui paraissait au désespoir, c’est vous qu’on envoie de Scotland-yard ?
– Oui, dit l’homme gris.
– Si vous débrouillez quelque chose à ce qui se passe, fit master Pin, vous serez un homme habile.
– Que se passe-t-il donc dans Cold Bath field ?
– Des choses dont la responsabilité peut retomber sur moi, mon cher monsieur, fit master Pin d’une voix lamentable.
– Vraiment ?
– Oui : figurez-vous que j’ai eu le malheur de m’intéresser à un cousin que je n’ai jamais vu.
– Eh bien !
– Ce cousin, je l’ai fait entrer ici comme ouvrier, et il est mêlé à tout cela.
– Mais enfin, demanda naïvement le prétendu M. Simouns, que s’est-il passé ?
– Le petit Irlandais s’est évadé.
– Ah ! vraiment ?
– On a endormi deux gardiens.
– Bon !
– Le gardien-chef M. Bardel, et un autre appelé Jonathan.
– Comment cela ?
– Avec une prise de tabac.
– Joli moyen et qui est très-connu, dit l’homme gris. Est-ce tout ?
– Non : on a tué M. Whip.
– Un autre gardien ?
– Oui, monsieur.
– Et… votre cousin ?
– Le misérable est très-certainement le meurtrier de M. Whip.
– En vérité !
– Mais M. Whip s’est défendu avant de mourir ; et je crois que mon cousin a son compte.
– Il est blessé ?
– D’un coup de couteau dans le bas ventre !
– Voyons, mon cher monsieur Pin, dit l’homme gris, voulez-vous me conduire auprès du gouverneur ?
– Certainement, répondit le désolé portier-consigne, d’autant plus qu’il vous attend avec impatience.
En effet, le gouverneur, on s’en souvient, en présence de l’accusation que Jonathan portait contre son chef, avait cru devoir s’adresser à Scotland-yard.
À Scotland-yard, il avait été décidé qu’on lui enverrait M. Simouns, cet homme qui avait fait des merveilles à Liverpool.
Et le gouverneur accueillit M. Simouns comme un envoyé de la Providence.
– Mon cher monsieur, lui dit-il, il y a ici un homme qui est attaché à la maison depuis plus de vingt ans et qui est tout à coup accusé de trahison.
– Est-ce par un inférieur ? demanda l’homme gris.
– Naturellement.
– Le chef était-il sévère ?
– Quelquefois.
– A-t-il souvent puni celui qui l’accuse ?
– Il a dû le punir.
– J’écoute Votre Honneur, dit l’homme gris qui demeura respectueusement debout devant le gouverneur.
Celui-ci lui fit alors l’historique des événements de la nuit.
Le prétendu M. Simouns l’écouta sans l’interrompre, puis quand le gouverneur eut fini :
– Votre Honneur a-t-il interrogé l’ouvrier qui se nomme ?…
– John Colden ? oui… mais il est hors d’état de répondre…
– C’est pourtant lui qui peut jeter un brin de clarté sur tout cela, dit l’homme gris, et dire si M. Bardel est coupable ou innocent.
– Mais cet homme se refuse à parler.
– Oh ! dit en souriant l’homme gris, si Votre Honneur me permet de l’interroger, je lui arracherai bien des révélations, moi.
– Venez, dit alors le gouverneur, je vais vous conduire à la cellule dans laquelle on l’a transporté.
Et l’homme gris suivit le gouverneur, murmurant à part à lui :
– Il faut pourtant que ce pauvre Bardel conserve sa place : nous avons besoin de lui ici.