John Colden était, en effet, assez grièvement blessé.
Cependant ce même chirurgien qui se vantait d’appartenir à une société philanthropique, ce qui ne l’avait pas empêché d’envoyer Ralph au moulin, avait déclaré que la blessure n’était pas mortelle et que Calcraff, le bourreau de Londres, ne perdrait pas pour attendre.
L’Irlandais était un de ces hommes à la foi robuste qui savent mourir pour une cause et ne la compromettent jamais par des révélations.
Par l’interrogatoire qu’on avait essayé de lui faire subir, il avait compris que Bardel était accusé.
Dès lors, de peur de le compromettre encore davantage, il s’était retranché dans un mutisme absolu qu’on pouvait prendre, à la rigueur, pour le résultat de sa faiblesse extrême.
Mais la scène changea quand le prétendu agent de police de Liverpool, M. Simouns, l’homme en qui on avait grande confiance, entra dans sa cellule.
Bien que le fameux habit eût disparu pour faire place à la tunique courte du policeman, John Colden reconnut sur-le-champ l’homme gris.
Il le reconnut au regard, au geste, à la voix et il se dit :
– J’ai eu raison d’avoir confiance en cet homme, il est plus puissant que tous ceux qui sont ici.
L’homme gris était accompagné du directeur.
Sur un simple signe qu’il lui fit, ce dernier fit retirer les deux gardiens qui les suivaient.
Alors l’homme gris et le gouverneur demeurèrent seuls au chevet de John Colden.
– Comment te nommes-tu ? dit le prétendu M. Simouns.
– John Colden, répondit le blessé.
– Tu dois être Irlandais ?
– Oui.
L’homme gris se tourna vers le gouverneur :
– Je gage, dit-il, que si je l’interroge dans ce patois des côtes d’Irlande qui est cher à tous ces gens-là, il me répondra.
– Savez-vous donc cet idiome ? demanda le gouverneur.
– Un agent de police doit tout savoir.
– Alors, faites… dit le gouverneur sans défiance.
– John Colden, dit alors l’homme gris se servant du langage dont il venait de parler, il faut sauver M. Bardel. Il faut répondre au gouverneur, dire que M. Whip était coupable et que M. Bardel était innocent.
– S’il en est ainsi, répondit John, c’est facile ; car j’ai déjà deviné ce qui se passait et j’ai imaginé une bonne histoire.
– Il dit, répondit le prétendu M. Simouns que si on veut lui promettre de le traiter avec douceur et lui donner un verre de grog, car il a bien soif, il dira toute la vérité.
– Accordé, dit le gouverneur. On le traitera comme tous les malades, et ce n’est que lorsqu’il sera rétabli qu’on le livrera à la justice pour qu’il soit statué sur son sort.
John leva sur le gouverneur un regard reconnaissant.
L’homme gris lui dit encore, en patois irlandais :
– Tâche de compromettre un certain Jonathan, qui est un gredin et un ennemi personnel de M. Bardel.
– Ce sera fait, répondit John Colden.
– Que dit-il ? fit de nouveau le gouverneur.
– Il dit, répondit l’homme gris, qu’il croit sa blessure mortelle et qu’il espère qu’on le laissera mourir en paix ici, au lieu de le livrer à Calcraff.
– Voilà, répondit le gouverneur, qui n’est nullement de ma compétence.
L’homme gris reprit, mais cette fois en anglais :
– Consentez-vous, John, à dire la vérité ? Sans rien préjuger des décisions de la justice, il est probable cependant, j’ose l’affirmer, qu’elle vous tiendra compte de vos aveux.
John Colden fit un signe affirmatif.
Alors le gouverneur ouvrit la porte de la cellule, fit rentrer un des gardiens, et lui donna l’ordre de prendre une plume et d’écrire, au fur et à mesure la déposition de l’ouvrier.
John Colden s’exprima ainsi :
– Je suis le frère de Suzannah. Suzannah est la maîtresse d’un homme dangereux, voleur de profession, appelé Bulton.
Le gouverneur fit un signe de tête qui prouvait que ce nom ne lui était pas inconnu.
John poursuivit :
– Suzannah a fait connaissance de la mère du petit Ralph qui, hier encore, était prisonnier ici. Comme cette femme était très-misérable, Suzannah lui a dit qu’elle se chargeait de son enfant et lui apprendrait un état.
La pauvre mère l’a cru.
Mais Suzannah n’avait envie de l’enfant que pour commettre un vol avec Bulton chez M. Thomas Elgin. Ce vol n’ayant pas réussi, Bulton a été arrêté, Suzannah aussi et le pauvre petit envoyé au moulin.
– Mais où veut-il donc en venir ? demanda le gouverneur en regardant l’homme gris.
– Je ne sais pas, répondit celui-ci, mais n’importe ! écoutons-le… c’est le seul moyen d’arriver à un résultat.
– Quand l’Irlandaise a su que son fils était au moulin, elle est venue me trouver en pleurant, et son désespoir m’a touché. Mais je ne pouvais rien faire, absolument rien, car je suis un pauvre diable.
Suzannah, elle, qui d’abord avait été arrêtée, a pu s’échapper, et elle est venue me trouver.
Je lui ai parlé de l’Irlandaise, de l’enfant qui était au moulin, et alors elle m’a dit :
– S’il ne s’agissait que d’argent, nous le tirerions de là.
– Tu as donc de l’argent ? lui ai-je dit.
– C’est-à-dire, m’a-t-elle répondu, que Bulton a commis un vol, la semaine passée, et que nous avons enterré l’argent. Bulton a son compte. Il sera condamné à mort et je ne le reverrai jamais. Je puis donc disposer de l’argent.
– Combien y en a-t-il ?
– Mille livres.
– Alors, reprit John Colden qui, vu son état de faiblesse, s’était reposé un moment, j’ai eu l’idée d’entrer ici ; je suis allé trouver master Pin qui est mon cousin, et puis j’ai pris la place d’un autre ouvrier qui ne voulait pas aller dans l’intérieur de la prison, bien que le sort l’eût désigné.
En ce moment, on apporta le verre de grog demandé par le blessé.
Il le vida d’un trait, reprit haleine une minute, puis continua :
– Dans mon pays, où nous n’avons pas d’argent, tout le monde dit qu’en Angleterre, où il y en a beaucoup, avec de l’argent on fait tout ce qu’on veut.
Quand j’ai été dans le moulin, j’ai vu un homme qui était plus dur et plus farouche que les autres, et je lui ai dit :
– Cela vous fait donc bien plaisir de torturer ainsi les malheureux.
Il m’a répondu par ces mots :
« – Si j’avais mille livres sterling de revenu, je serais l’homme le plus doux du monde.
– Vraiment ?
– Et si on vous offrait vingt mille livres, ce qui doit constituer un revenu du vingtième… »
À cette proposition, il m’a regardé d’un air étonné et plein de convoitise.
Puis il m’a dit :
« – On pourrait peut-être s’entendre… »
– Et quel était cet homme ? demanda le gouverneur qui interrompit en ce moment les aveux de John Colden.
– C’était M. Whip, répondit celui-ci avec un accent si vrai que le gouverneur ne douta pas un seul instant de sa sincérité.
– Continuez, dit-il, en regardant le prétendu M. Simouns qui demeurait impassible.