XXV

M. Whip était mort.

Ensuite, de son vivant, il était généralement détesté, non-seulement par les prisonniers, mais encore par ses collègues.

Le gardien, qui tenait la plume, ne sourcilla pas.

Quand au gouverneur, il se borna à froncer légèrement le sourcil.

John Colden poursuivit.

– Entre un homme qui se vend et un homme qui l’achète, le marché est bientôt conclu. Quand j’ai vu M. Whip si bien disposé, je lui ai dit : allez-vous-en ce soir dans le Brook street, demandez à parler à Suzannah, et elle vous en dira plus long que moi.

Et M. Whip est parti.

Cette révélation de John Colden coïncidait étrangement avec la déposition de master Pin qui s’était souvenu d’avoir ouvert la grille, vers huit heures du soir, à M. Whip.

– Après ? fit le gouverneur.

John Colden reprit :

– Quand nous avons eu soupé, les autres ouvriers et moi, on nous a enfermés séparément, chacun dans une cellule, et je me suis endormi.

J’ai été réveillé en sursaut par le bruit des verrous qu’on tirait, de la serrure qu’on ouvrait et j’ai vu entrer M. Whip.

– Tout est prêt, m’a-t-il dit.

– Vous avez vu Suzannah ?

– Oui.

– Vous êtes d’accord ?

– Oui.

Je me suis habillé et je l’ai suivi. Un autre gardien l’attendait sur le seuil.

Tous les deux m’ont mené au bout du corridor et ont ouvert une porte.

Alors j’ai vu, dormant sur son lit, le gardien-chef, celui qui m’avait enfermé.

Et M. Whip a dit, en regardant l’autre gardien :

– Il a pris une bonne prise. J’ai du fameux tabac, va !

Puis ils ont détaché la clef que M. Bardel portait à sa ceinture, et nous sommes revenus dans le corridor.

M. Whip a dit alors à l’autre gardien :

– Tu tiens donc à ta place ?

– Certainement, et, malgré l’argent que tu me donnes, j’aime autant ne pas me compromettre.

– Alors, a dit M. Whip, prends une prise.

Et il lui a tendu sa tabatière.

Aussitôt Jonathan…

– Ah ! interrompit le gouverneur, ce gardien-là, c’était Jonathan ?

– Du moins, répondit naïvement John Colden, c’était le nom que lui donnait M. Whip.

– Eh bien ? dit le prétendu M. Simouns, qu’a fait Jonathan ?

– Il n’a pas eu plutôt aspiré une prise de tabac qu’il s’est trouvé pris d’étourdissement et s’est assis.

Je ne sais pas ce qui est arrivé, car nous avons continué notre chemin.

– Ah !

– M. Whip a ouvert la cellule du petit Irlandais et lui a dit : Suis-nous.

L’enfant, qui avait une peur horrible de M. Whip, s’est habillé sans mot dire et nous l’avons emmené.

M. Whip nous a fait longer le corridor dans le sens opposé, puis avec la clef qu’il avait prise à M. Bardel, il a ouvert le préau que nous avons traversé, et nous sommes arrivés dans le préau de la nouvelle prison.

Une corde pendait, et au pied de cette corde, il y avait un homme que j’ai reconnu pour un des amis de Bulton et de Suzannah.

Alors M. Whip lui a dit :

– Voilà l’enfant, où est l’argent ?

– L’argent, a répondu l’homme, il est là-haut ; nous vous le donnerons.

– Je l’aime autant tout de suite.

– Montez, et vous trouverez l’argent…

M. Whip a paru se méfier.

– Allez le chercher, a-t-il dit, ou vous n’aurez pas l’enfant.

Une querelle s’est engagée et M. Whip nous a menacés de rappeler les sentinelles qu’il avait éloignées et de nous faire arrêter.

L’ami de Suzannah s’est emparé de l’enfant qu’il a mis sur ses épaules.

Puis il a voulu grimper après la corde.

M. Whip a voulu l’en empêcher.

Alors, je suis intervenu. Une lutte s’est engagée entre M. Whip et moi, il m’a frappé de son poignard, j’ai riposté et je l’ai tué.

Pendant ce temps-là, l’ami de Suzannah avait grimpé avec l’enfant.

Alors je me suis enroulé cette même corde autour du corps et on a essayé de me hisser. Mais la corde a cassé et je suis retombé.

John Colden, qui paraissait avoir fait un suprême effort pour aller jusqu’au bout, retomba alors sans force sur son oreiller.

– C’est bien, ce que tu as fait là, lui dit l’homme gris en patois irlandais ; aie confiance, je te sauverai… Calcraff ne t’aura pas.

– Je suis prêt à mourir pour l’Irlande, répondit John Colden d’une voix faible.

Le gouverneur regarda le prétendu M. Simouns :

– Que pensez-vous de cela ? dit-il.

L’homme gris fronçait le sourcil :

– Je pense, dit-il, que, pour croire aveuglément à ce récit, je voudrais une preuve matérielle de la trahison de M. Whip et de l’innocence de Bardel.

– Hein ? fit le gouverneur.

– Sans doute, reprit l’homme gris, qui trouva le moyen de faire un signe mystérieux à John Colden, signe qui voulait dire : « Je n’ai l’air de douter de tes paroles que pour leur donner plus de force et de crédit. »

– Ah ! vraiment ? fit le gouverneur.

– Sans doute, répéta l’homme gris. Ce récit est vraisemblable, mais est-il vrai ? N’est-il pas l’œuvre de Bardel, dont cet homme serait le complice ?

– C’est ce que dit Jonathan.

– Jonathan ment peut-être aussi…

– Alors, comment savoir la vérité ?

– Je voudrais voir l’endroit où M. Whip est mort.

– C’est facile, dit le gouverneur.

Et il conduisit l’homme gris dans le préau de la nouvelle prison.

Alors celui-ci parut se livrer à une enquête des plus minutieuses.

Le soleil avait percé le brouillard et on voyait fort distinctement la maison qui avait joué un rôle dans le drame de la nuit.

– Je voudrais visiter cette maison, dit l’homme gris.

– Pourquoi ?

– Votre Honneur verra…

Et l’homme gris força le gouverneur à revenir sur ses pas, à sortir de la prison, qu’il fallut retraverser tout entière et à gagner la rue en passant par la grille de master Pin, de plus en plus inconsolable de sa parenté avec John Colden.

Puis ils suivirent le mur d’enceinte de la prison, au dehors, escortés par le gardien qui avait recueilli la déposition de l’Irlandais.

La maison paraissait déserte.

Cependant une jeune fille pâle, hâve, vêtue de haillons était assise au seuil de la porte.

L’homme gris alla droit à elle.

Le gouverneur de Cold Bath field qui ne savait ce qu’il voulait faire, le suivit néanmoins.

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