L’homme gris était armé et Shoking aussi.
Tous deux avaient un revolver et un poignard, qu’ils montrèrent tout d’abord à mistress Fanoche.
– Ma chère dame, dit l’homme gris, vous savez aussi bien que moi que vous n’avez pas de voisins, que, s’il vous prenait fantaisie d’appeler, on ne viendrait pas à votre secours.
D’ailleurs, l’habit que je porte doit vous prouver que personne ne vous prêterait main-forte.
Mistress Fanoche, en proie à une terreur inouïe, s’était jetée à genou et joignait les mains en demandant grâce.
L’homme gris fit un signe à Shoking :
– Emmène cette fille dit-il en désignant Mary l’Écossaise, conduis-la à la cuisine et tiens-la en respect. J’ai besoin de rester seul avec madame.
Shoking obéit.
L’Écossaise, malgré sa force herculéenne, comprit, en présence du revolver et du poignard de Shoking, qu’il n’y avait pas à plaisanter, et elle le suivit.
Alors l’homme gris dit à mistress Fanoche :
– Ma chère dame, rassurez-vous un peu, je vous prie, et laissez-moi vous dire tout de suite que je ne viens pas vous arrêter.
Ces mots produisirent un effet magique.
Mistress Fanoche se releva, attacha un regard avide sur son nocturne visiteur, et se suspendit pour ainsi dire à ses lèvres.
– Je ne vous arrêterai pas, poursuivit-il, bien que j’en aie le pouvoir et que j’aie, en outre, la preuve de tous vos crimes ; si je le faisais, c’est que nous n’aurions pas pu nous entendre, et vous êtes, cependant, une femme d’esprit.
Mistress Fanoche tressaillit.
Elle se trompa même au sens véritable de ces dernières paroles et crut qu’elle avait affaire à un homme de police qui ne demandait pas mieux que de la laisser échapper, si elle payait une somme convenable.
– Hélas ! monsieur, dit-elle, je ferai tout ce que je pourrai ; mais je ne suis pas riche…
Un sourire vint aux lèvres de l’homme gris :
– Vous vous trompez, dit-il, je ne veux pas d’argent.
– Ah ! fit mistress Fanoche, stupéfaite.
– Écoutez-moi bien et asseyez-vous là, près de moi.
Mistress Fanoche obéit.
– Voyons poursuivit-il, laissez-moi jeter tout d’abord un coup d’œil sur votre situation. Vous avez commis assez de crimes pour faire pendre dix personnes.
Mistress Fanoche frissonna.
– Demain le major Waterley vous réclamera son fils, et ce fils vous ne pourrez le lui rendre.
– Hélas ! dit-elle en pleurant.
– Le major portera une plainte, et vous irez à Newgate, où l’on vous tissera un collier de chanvre.
Le tremblement nerveux de mistress Fanoche reparut.
– Cependant, il y a moyen de tout arranger.
Elle leva de nouveau sur lui un œil anxieux.
– L’enfant perdu est retrouvé, dit l’homme gris.
Mistress Fanoche jeta un cri.
– Et vous pouvez le représenter au major comme son fils.
Cette fois, mistress Fanoche jeta un grand cri et se leva tout debout.
– L’enfant est retrouvé ! s’écria-t-elle.
– Oui.
– Où est-il ?
– Je l’ai en mon pouvoir.
– Et vous me le rendriez ?
– Non, mais je le placerai dans une maison où vous pourrez conduire miss Émily et Waterley en toute sûreté. Ils l’y trouveront.
– Je ne comprends pas, dit mistress Fanoche.
– Il est inutile que vous compreniez, pour le moment du moins, dit l’homme gris.
Puis il prit mistress Fanoche par la main et la conduisit vers la croisée, qui était toujours ouverte, et lui montrant le grand mur qui fermait le jardin à l’ouest :
– Il y a là une maison ?
– Oui.
– Elle est déserte ?
– Toujours en hiver.
– Elle sera habitée demain.
– Ah ! fit mistress Fanoche, et par qui ?
– Par un vieux monsieur que vous irez voir en vous levant, et qui vous dira ce que vous aurez à faire.
– Mais… l’enfant ?
– L’enfant sera auprès de lui.
– Seul ?
– Non, avec sa mère.
Mistress Fanoche ouvrait de grands yeux, en même temps qu’une certaine défiance la reprenait.
– Mais, dit-elle, je ne connais pas la personne dont vous parlez, et je ne sais pas même son nom.
– Cette personne s’appelle monsieur Lirton.
– Ah ! Et je n’aurai qu’à me présenter ?
– Vous serez reçue sur-le-champ.
Et comme le visage de mistress Fanoche exprimait toujours la défiance, l’homme gris lui dit en souriant :
– Vous ne me croyez pas…
– Mais, dame ! répondit la nourrisseuse d’enfants, tout cela est au moins bizarre…
– Mais tout cela arrivera, reprit-il. Maintenant, laissez-moi vous donner un dernier conseil. Croyez aveuglément à ce je vous dis, et faites ce que je vous commande. S’il en était autrement, vous pourriez bien aller demain soir coucher à Newgate.
Mistress Fanoche frissonna de nouveau.
– J’obéirai, dit-elle.
– Et ne cherchez pas à fuir, ajouta-t-il, car vous ne seriez pas hors de cette maison sans être arrêtée.
Faites ce que je vous commande, et vous serez satisfaite.
– Mais, monsieur, dit encore la nourrisseuse, que le regard dominateur de l’homme gris pénétrait jusqu’au fond de l’âme, cet enfant a un caractère énergique ; il a une raison au-dessus de son âge.
– Eh bien ?
– Il protestera devant le major qu’il n’est pas son fils et il se plaindra de moi.
– Vous vous trompez encore. Je vous engage ma parole qu’il vous sautera au cou et fera et dira tout ce que vous voudrez…
Cette fois l’étonnement de mistress Fanoche devint presque de la stupeur.
L’homme gris prit son chapeau.
– Adieu, madame, dit-il, à demain.
Et il ouvrit la porte du parloir et appela Shoking qui était à la cuisine avec Mary l’Écossaise.
Cinq minutes après, le prétendu agent de police qu’on appelait à Scotland-yard M. Simouns, roulait vers Londres en compagnie de Shoking, dans un cab qu’ils avaient laissé au coin de Heath-mount.
Shoking marchait depuis quinze jours d’étonnements en étonnements, à la suite de ce maître qu’il s’était donné.
Aussi avait-il fini par ne plus lui faire de questions et par trouver tout naturel.
L’homme gris lui eût dit qu’ils allaient prendre la cathédrale de Saint Paul sur leurs épaules et la transporter à Hyde-Park, que Shoking eût dit simplement :
– Allons ! cela doit être possible.
Le cab roula rapidement et rentra au cœur de Londres en moins d’une demi-heure.
L’homme gris s’était enveloppé d’un grand manteau qui dissimulait entièrement son uniforme de policeman.
Au coin d’Holborne street, le cab s’arrêta.
Tous deux mirent pied à terre devant une maison assez chétive.
L’homme gris dit à Shoking :
– Suis-moi.
Et il s’engouffra dans une allée humide et sombre, ajoutant tout bas :
– Nous avons de la besogne cette nuit.
– Cela ne m’étonne pas, répondit Shoking.
– Sais-tu où nous allons ?
– Non.
– Nous allons déterrer un mort.
Si habitué qu’il fût aux excentricités de l’homme gris, Shoking ne put se défendre de cette question :
– Il y a donc un mort dans cette maison ?
Mais l’homme gris ne répondit pas, et il enfila l’escalier dont il monta lestement les degrés.