L’homme gris allait faire dans cette maison une chose bien simple et que le bon Shoking aurait dû comprendre du premier coup.
Il allait quitter son habit de policeman et prendre des vêtements ordinaires.
Shoking le vit s’arrêter au deuxième étage, tirer une clef de sa poche et ouvrir une porte.
Après quoi, il se procura de la lumière, et alors Shoking put voir où il était.
Il se trouvait au seuil d’une chambre en tout semblable au logement d’un ouvrier honnête, laborieux et qui est sans femme ni enfants.
Un lit de bois blanc, une table, deux chaises, un porte-manteau où étaient appendus quelques habits, dans un coin une malle en bois, et un poêle en faïence.
Tel était l’ameublement.
Cependant l’homme gris était entré comme chez lui et Shoking lui dit :
– Ce n’est pourtant pas ici que vous demeurez ?
– Ici et ailleurs, répondit l’homme gris, j’ai une demi-douzaine de logis dans Londres.
– Voilà qui est joliment commode ! murmura Shoking avec un soupir. De cette façon on est toujours sur de ne pas coucher dehors.
L’homme ne put réprimer un sourire.
Puis, regardant Shoking :
– Eh bien ! lui dit-il, quand j’aurai terminé ma tâche, accompli mon œuvre, lorsque je n’aurai plus besoin de toi, je récompenserai tes services.
– Oh ! fit Shoking, je ne vous sers pas par intérêt, croyez-le bien.
– Je le sais, mais ça ne m’empêchera pas de te donner une petite maison hors de Londres, où tu pourras vivre comme un gentleman.
Et l’homme gris quitta sa tunique courte et s’affubla d’un vieil habit tout râpé et d’un chapeau sans bord.
En même temps ses favoris roux tombèrent, et Shoking, bien qu’il eût été souvent témoin de ces métamorphoses, Shoking se mit à rire en disant :
– Le plus rusé des policemen n’est qu’un imbécile auprès de vous.
Ainsi vêtu, l’homme gris ouvrit sa malle et en retira une petite bêche courte, mais toute neuve, qui était enveloppée dans un morceau de toile cousu en forme de sac, lequel renfermait en outre, un marteau, un ciseau à froid et un tournevis.
– Prends cela, dit-il à Shoking. Ce sont les outils dont nous avons besoin.
Et il tira de sa malle un dernier objet qui attira bien autrement l’attention de Shoking.
Cet objet était une lanterne.
Mais non point une lanterne ordinaire, comme en portent les gens des bas quartiers où le gaz est rare.
Elle avait quatre verres de couleur différente : un blanc, un bleu, un rouge et un vert.
– Une drôle de lanterne ! dit Shoking.
– Et dont je vais te montrer les qualités et l’utilité, dit l’homme gris.
Il ouvrit la lanterne et pressa un ressort.
Après quoi il alluma le bout de bougie qui se trouvait au centre.
Et, cela fait, il souffla la chandelle qui brûlait sur le poêle.
Shoking vit alors qu’un seul côté de la lanterne était éclairé et projetait une flamme blanche comme les feux d’un diamant.
– Mais c’est le soleil, ça, dit-il.
L’homme gris pressa un ressort.
La clarté blanche s’éteignit. Une flamme verte, qui changeait de ton à chaque seconde lui succéda.
Celle-là était sans rayonnement, et on eût dit un de ces gaz qui planent la nuit au-dessus des étangs ou des endroits putrides, et qui s’éteignent tout à coup.
Puis, le ressort joua deux fois de suite encore, et la lumière devint rouge, puis bleue, à la naïve admiration du bon Shoking.
– Une singulière lanterne, en vérité ! répéta-t-il.
– Eh bien ! dit l’homme gris, écoute-moi maintenant. Tu sais que la loi punit de l’emprisonnement, et souvent même de la déportation, ceux qui violent une sépulture ?
– Oui, certes.
– C’est pourtant ce que nous allons faire.
– Et s’il en est ainsi, dit Shoking, c’est que vous avez des raisons.
– Naturellement. Seulement je ne veux pas que nous allions en prison et c’est pour cela que j’ai fait faire cette lanterne.
Shoking regardait toujours la lanterne qui jetait alternativement des feux verts, rouges et bleus.
– As-tu passé quelquefois auprès de Saint-Paul, la nuit, en été, après qu’il a plu ?
– Très-souvent.
– Ces flammes ne te rappellent rien ?
– Oh ! si fait, dit Shoking, on en voit quelquefois de pareilles sur les tombes du cimetière qui entoure l’église. Elles se promènent comme si on les portait à la main.
– Et elles changent de couleur ?
– Très-souvent. Il y a des gens qui disent que ce sont les âmes des morts qui redescendent sur la terre pour voir si leur corps est tranquille.
– Non, dit l’homme gris en souriant, ce sont des gaz et des phosphorescences qui se dégagent des matières en putréfaction. Mais je ne me plains pas de cette croyance, qui est consolante, après tout, et qui nous sera d’un certain secours cette nuit.
– Comment cela ?
– C’est ce que je t’expliquerai en chemin. Viens.
Et l’homme gris éteignit sa lanterne et la mit dans sa poche, ainsi qu’un briquet.
Shoking avait jeté sur son dos le sac d’outils.
Ils refermèrent la porte de la chambre et descendirent sans lumière.
Une fois dans la rue, l’homme gris regarda l’heure à la pendule d’un public-house.
Il était neuf heures.
– Nous avons un bout de chemin à faire, dit-il ; mais nous arriverons encore trop tôt. Allons à pied.
Le brouillard était très-épais : si épais même, que la circulation des voitures était presque interrompue.
Ils descendirent Holborne street, entrèrent dans Oxford, qui en est la continuation, et d’Oxford, ils gagnèrent le quartier irlandais qu’ils traversèrent, se dirigeant toujours vers la Tamise.
– Écoute bien, disait l’homme gris, et tu vas comprendre. Il n’y a guère de policemen aux alentours de l’église Saint-George.
– Les pauvres gens n’ont pas besoin d’être gardés avec autant de soin que les riches, dit Shoking.
– Mais il y a toujours des mendiants qui ne savent où coucher, des ivrognes attardés qui cherchent un public-house encore ouvert.
Voilà les gens que je crains, et en vue de qui j’ai fabriqué cette lanterne.
– Ah ! fit Shoking, comment ?
– Entrer dans le cimetière n’est rien, puisque le gardien de l’église viendra nous ouvrir.
– Bon !
– Le brouillard est assez épais pour qu’à travers les grilles on ne nous aperçoive pas, et nous ne ferons pas grand bruit, mais encore faudra-t-il y voir ?
– C’est juste, dit Shoking.
– Une lanterne ordinaire nous trahirait, tandis que ces flammes vertes, rouges et bleues mettront en fuite les rôdeurs de nuit, qui feront un signe de croix et prieront pour les pauvres âmes en peine.
– Comment ne pas suivre au bout du monde un homme qui a des idées comme vous ! s’écria Shoking enthousiasmé.
L’homme gris ne répondit pas à ce compliment.
Ils arrivèrent dans le Strand, descendirent au pont de Waterloo, et à l’entrée, tandis qu’il fouillait dans sa poche pour y prendre le penny de rigueur, il regarda la Tamise.
La Tamise avait disparu dans le brouillard et les réverbères du pont étaient invisibles.
– Une belle nuit pour déterrer un mort, murmura Shoking.
Et tous deux s’engagèrent sur le pont.