XXVIII

Il ne régnait pas une gaieté folle dans le cottage de Heath-mount, à Hampsteadt, – lequel cottage, on s’en souvient, appartenait à mistress Fanoche.

La nourrisseuse d’enfants s’y était enfermée de plus belle avec Mary l’Écossaise, depuis la disparition de Ralph.

Nous avons su vaguement, par le récit que lord Palmure bouleversé avait fait à sa fille, ce qui s’était passé après le départ de l’homme gris courant à la recherche de l’enfant.

Mais il est un personnage important de cette histoire que nous avons perdu de vue un moment.

Nous voulons parler de la vieille dame osseuse qui portait des bésicles sur le nez, et qui, durant le trajet de Londres à Hampsteadt, s’était vue, en rêve, propriétaire d’une jolie maison à Brighton et à la tête de cent cinquante livres de revenu.

Elle était demeurée dans le fiacre, tandis que lord Palmure et les prétendus agents de police entraient dans le jardin.

Puis elle avait entendu des cris, des exclamations d’étonnement et de colère, elle avait vu courir des flambeaux à travers le jardin, et elle en avait conclu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

La peur l’avait prise, d’autant mieux que lord Palmure avait gardé le portefeuille qui contenait sa fortune à venir.

Puis, comme le bruit augmentait et que la voix perçante de mistress Fanoche se faisait entendre plus aigre encore que de coutume, elle s’était dit : je suis perdue !

Cette femme, qui battait les enfants de si bon cœur, avait une grande terreur de mistress Fanoche.

Elle la haïssait violemment, mais elle avait toujours tremblé sous son regard.

La vieille dame avait donc fini par s’évanouir.

Lorsqu’elle revint à elle, horreur ! elle était dans le cottage, couchée sur un lit, et deux femmes était auprès d’elle, mistress Fanoche et Mary l’Écossaise.

La servante prenait sa revanche, et mistress Fanoche ne doutait plus de la trahison de son associée.

Mary brandissait le martinet qui avait meurtri déjà les épaules de Ralph, et elle disait, en regardant mistress Fanoche :

– Madame, laissez-moi faire, je vais la faire périr sous le fouet.

Mistress Fanoche avait fait un signe affirmatif.

Alors la géante était tombée sur la vieille dame et l’avait rossée d’importance.

Comme le quartier était désert personne n’avait entendu les hurlements de la victime.

Enfin, mistress Fanoche avait jugé la correction suffisante.

D’un geste, elle avait arrêté Mary qui cessa de frapper en soupirant.

Mistress Fanoche dit alors à la vieille dame :

– Vous le voyez, misérable, vos abominables machinations ont tourné contre vous. Plus que jamais vous êtes en mon pouvoir, et s’il vous prenait fantaisie d’aller me dénoncer à la police pour nos peccadilles passées, vous seriez aussi punie que moi, puisque vous avez été ma complice.

Le visage lamentable et baigné de larmes de la vieille dame, qui s’était jetée à genoux pour demander grâce, attestait qu’elle partageait cette conviction.

– Dès aujourd’hui, avait poursuivi mistress Fanoche, nous n’avons plus rien de commun ensemble, et je vous chasse !

La vieille dame avait pleuré, prié, supplié.

– Et si vous me chassez, disait-elle en sanglotant, que voulez-vous donc que je devienne ?

Il entrait probablement dans les vues de mistress Fanoche de ne pas se brouiller avec son ancienne associée, car elle avait fini par se laisser toucher et consenti à la voir retourner à Londres dans la maison de Dudley street.

Le jour même, la vieille dame avait repris ses fonctions, et replacé les malheureuses petites filles sous son fouet.

Mais mistress Fanoche était demeurée à Hampsteadt.

Elle envoyait Mary à Londres chaque jour pour lui rapporter ses provisions et ses lettres.

Mais elle n’osait franchir la grille de son jardin.

Mistress Fanoche avait peur de trois choses :

La première, c’est que lord Palmure ne fît faire une enquête.

La seconde, c’est que ces hommes qui étaient venus lui réclamer Ralph ne revinssent.

La troisième, c’est que miss Émily et son époux n’arrivassent redemander leur enfant.

Dix jours s’étaient écoulés cependant, et les hommes n’étaient pas revenus, et elle n’avait pas entendu parler de lord Palmure.

Mary, la veille encore, était revenue de Londres sans la moindre lettre et affirmait que le petit pensionnat marchait à merveille sous le fouet de la vieille dame. Mais mistress Fanoche était toujours en proie à une anxiété terrible.

Il était, ce jour là, quatre heures de l’après-midi, et Mary, partie depuis longtemps, n’était pas revenue encore.

D’horribles pressentiments assaillaient mistress Fanoche.

Assise auprès de la fenêtre du parloir, qu’elle avait laissée entr’ouverte, elle écoutait, le cœur palpitant, le bruit des omnibus qui passaient.

Enfin, l’un d’eux s’arrêta à la grille et une femme en descendit.

C’était Mary, la servante écossaise.

Mary avait une lettre à la main.

Mistress Fanoche sentit tout son sang affluer à son cœur.

Ce fut d’une main tremblante qu’elle prit la lettre, et, lorsqu’elle eut jeté les yeux sur la suscription, elle pâlit en reconnaissant l’écriture du major Waterley.

Le major n’écrivait que deux lignes :

« Demain, ma femme et moi, disait-il, nous serons chez vous. Nous avons hâte d’embrasser notre enfant. »

Mistress Fanoche cacha sa tête dans ses mains et se prit à trembler de tous ses membres.

– Que faire ? que devenir ? mon Dieu ! murmurait-elle.

– Madame, répondit Mary, c’est bien simple. La vieille dame dira que vous êtes en voyage.

– Avec l’enfant ?

– Sans doute.

– Oh ! dit mistress Fanoche, si on lui met dix guinées dans la main, elle dira où je suis. Ne nous a-t-elle pas trahies une fois déjà.

– Ça, c’est vrai, dit la vindicative Écossaise. Eh bien ! si nous partions réellement d’ici ?

– Mais où aller ?

– Je ne sais pas, dit Mary ; dans mon pays, si vous voulez.

– Le major portera une plainte à la police, et la police arrive toujours à tout savoir.

– C’est vrai tout de même, soupira l’Écossaise.

– On découvrira Wilton ; le misérable avouera tout… et nous serons condamnées.

– À mort, dit l’Écossaise. Nous serons pendues, madame. Heureusement que la vieille dame y passera comme nous.

Et Mary parut se consoler du triste sort qui l’attendait, en songeant que ce sort serait partagé par son ennemie.

Mais comme mistress Fanoche se désolait de plus belle, un nouveau bruit se fit dans le jardin.

À Londres, en hiver, la nuit arrive de bonne heure, grâce à ce brouillard rouge qui monte éternellement de la Tamise et se répand sur la ville.

Les deux femmes se levèrent épouvantées.

Elles ne voyaient rien, mais elles entendaient des pas dans le jardin.

Pourtant Mary était bien certaine d’avoir refermé la grille.

Les pas approchaient.

Bientôt deux silhouettes apparurent dans le brouillard, puis un homme enjamba la croisée.

Alors mistress Fanoche jeta un cri.

Elle avait reconnue cet homme : c’était le mendiant Shoking.

Et derrière lui, un autre homme apparut, et mistress Fanoche le reconnut pareillement.

C’était celui qui lui avait réclamé Ralph dix jours auparavant, avec un accent d’autorité.

Cependant l’homme gris n’avait plus son costume traditionnel.

Il avait revêtu l’habit de policeman de M. Simouns et mistress Fanoche, défaillante, murmura d’une voix brisée :

– Ah ! on vient nous arrêter !

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