XXVI

L’homme gris, que nous appellerons monsieur Simouns, toutes les fois qu’il portera l’uniforme de policemen, se mit à questionner la jeune fille.

– Vous paraissez souffrante, mon enfant, dit-il.

Elle leva les yeux au ciel et ne répondit pas.

M. Simouns lui glissa dans la main une demi-couronne.

Alors ce visage pâle et hâve s’éclaira d’une joie suprême.

– Ah ! dit la jeune fille, nous aurons donc du pain aujourd’hui, mon père et moi.

M. Simouns se tourna vers le gouverneur de la prison :

– Je supplie Votre Honneur, dit-il, de se montrer patient et de se souvenir de ce proverbe, que les petites causes amènent les grands effets.

– Faites tout ce que vous voudrez, répondit le gouverneur.

Alors M. Simouns dit à la jeune fille :

– Est-ce que vous habitez cette maison, votre père et vous ?

– Oui, monsieur ; c’est-à-dire, ajouta-t-elle, cette maison est à fin de bail, et le lord à qui le terrain appartient, va la faire démolir, parce qu’elle est vieille et qu’on dit qu’elle peut s’écrouler au premier jour. Tout le monde s’en est allé, excepté nous. Mon père est vieux et infirme, et l’hiver est bien dur. Comme nous ne savions pas où aller, nous sommes restés.

– À quel étage ?

– Au deuxième.

M. Simouns se pencha vers le gouverneur.

– C’est d’une fenêtre de cette maison, dit-il, qu’on a dû lancer la corde dans le préau.

– Je le crois aussi, répondit le gouverneur.

Le prétendu agent de police continua à interroger la jeune fille.

– Ainsi, dit-il, il n’y a que votre père et vous dans cette maison ?

– Oui, monsieur, mais il y est venu du monde la nuit dernière.

– Ah !

– On a même fait un tapage infernal, et j’ai eu bien peur, je vous jure.

– À quel endroit de la maison a-t-on fait ce tapage ?

– Juste au-dessus de nous.

– Il y avait beaucoup de monde ?

– Deux hommes et deux femmes. Une des deux femmes s’appelait Suzannah.

Le gouverneur tressaillit.

– Mon enfant, dit M. Simouns, puisque vous êtes misérables, votre père et vous, je ne pense pas que vous refusiez de gagner honnêtement une petite somme d’argent.

Des larmes brillèrent dans les yeux de la jeune fille :

– Ah ! monsieur, dit-elle, que faut-il faire ?

– Nous dire tout ce que vous avez entendu cette nuit.

En même temps, M. Simouns tira de sa poche une belle guinée toute neuve.

De pâle qu’elle était, la jeune fille devint toute rouge.

– Entrons dans la maison, dit M. Simouns.

Et il se dirigea vers l’escalier, suivi du gouverneur et de la jeune fille.

Au deuxième étage, ils trouvèrent une porte entr’ouverte et ils aperçurent un vieillard couché sur un amas de vieille paille.

– C’est mon père, dit-elle.

M. Simouns continua à monter.

À l’étage supérieur, il y avait une autre porte ouverte.

M. Simouns entra.

La corde à nœuds avait été retirée de la fenêtre, mais elle était enroulée sur le sol.

– Vous voyez, dit M. Simouns en se tournant vers le gouverneur, que je ne m’étais pas trompé.

Puis, s’adressant encore une fois à la jeune fille :

– C’est ici, n’est-ce pas, qu’on a fait du bruit ?

– Oui, monsieur. Les femmes sont venues d’abord dans la soirée, puis un homme qui portait un uniforme, pas comme vous, mais comme les gardiens de Bath square.

– Ah ! vraiment ?

– Un grand maigre, avec de la barbe rouge. Il est entré chez nous et il m’a demandé si je m’appelais Suzannah. Sur ma réponse négative, il est monté plus haut et il s’est mis à parler tout bas avec les deux femmes.

– Vous n’avez pas entendu ce qu’ils disaient ?

– Non. Seulement, il est parti, et dans l’escalier il a dit : – Foi de Whip, vous pouvez compter sur moi.

– Oh ! oh ! fit M. Simouns en regardant le gouverneur…

– Après ? dit celui-ci.

La jeune fille reprit :

– Il s’est écoulé une heure pendant laquelle je n’ai plus rien entendu.

Après cela des pas d’hommes se sont fait entendre dans l’escalier.

Comme nous n’avions jamais vu tout ce monde-là, j’ai eu bien peur et j’ai fermé notre porte du mieux que j’ai pu.

Cependant je voulais savoir pourquoi ils venaient ainsi dans la maison et je me suis hasardée à entr’ouvrir notre fenêtre.

Alors j’ai vu une corde qui pendait.

Puis un homme qui est descendu après cette corde.

Puis je n’ai plus rien vu et plus rien entendu durant un quart d’heure.

Après quoi des plaintes sont montées jusqu’à moi. Puis un cri, et un silence après le cri.

Et enfin l’homme qui était descendu après la corde est remonté.

Seulement, il avait quelque chose sur les épaules. Il faisait si noir et le brouillard était si épais que je n’ai pas pu distinguer ce que c’était.

Mais, en haut, il m’a semblé que j’entendais des caresses, des exclamations de joie et des baisers.

La corde pendait toujours.

Bientôt il m’a semblé qu’elle se tendait et qu’on la hissait petit à petit.

Certainement il y avait quelque chose de lourd attaché au bout.

Tout à coup j’ai entendu un nouveau cri, puis un blasphème… et la corde est remontée rapidement.

Une voix disait au-dessus de ma tête :

– La corde a cassé. Pauvre John !…

– Ah ! interrompit M. Simouns, vous avez entendu ce nom-là ?

– Oui, monsieur.

– Après ?

– Une des deux femmes a dit alors : Il faut pourtant sauver mon frère.

Un des hommes a répondu : Nous n’avons pas le temps… et puis c’est impossible… on nous prendrait tous…

Comme il disait cela, un cab s’est arrêté dans la rue.

– Vite ! a dit encore un des deux hommes, il faut partir. Nous n’avons pas une minute à perdre.

– Mais l’argent de Whip ? a repris la femme.

– Nous en aurions pour une heure à le retirer de sa cachette. Nous viendrons le chercher la nuit prochaine, a-t-il répondu.

Et ils sont tous partis.

M. Simouns regarda le gouverneur.

– En vérité, dit-il, si nous retrouvions cet argent et qu’il y eut mille livres, Votre Honneur ne douterait plus, j’imagine, de la culpabilité de M. Whip.

– Certes non, dit le gouverneur.

– Et de l’innocence de Bardel !

– Oh ! fit le gouverneur, dès à présent je suis convaincu que Bardel est un honnête homme, incapable d’avoir manqué à son devoir.

– C’est égal, reprit M. Simouns, je voudrais bien retrouver l’argent.

– Mais où ? dit le gouverneur.

– C’est ce que nous allons chercher, je ne suis pas agent de police pour rien.

En même temps il mit une seconde guinée dans la main de la jeune fille en lui disant :

– Vous pouvez vous en aller, mon enfant.

Et quand elle fut partie, M. Simouns, ou plutôt l’homme gris, promena un regard investigateur autour de lui :

– Vraiment, dit-il, je suis convaincu que l’argent destiné à payer la trahison de M. Whip est ici.

Cherchons…

– Cherchons, répéta le gouverneur.

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