Le Times, le plus grand et le plus important des journaux de Londres, contenait le lendemain le récit suivant :
« Il vient de se passer à Cold Bath field une série d’événements bizarres et mystérieux qui appelleront, nous n’en doutons pas, l’attention de l’autorité sur ses agents subalternes.
Un prisonnier s’est évadé. Un gardien a été tué. Deux autres se sont trouvés un moment compromis.
Parmi ces deux derniers, il en est un, M. Bardel, qui a vingt ans de bons et loyaux services, et qui n’a dû son salut et sa réhabilitation, comme on va voir, qu’à l’extrême habileté d’un agent de police, M. Simouns. »
Puis le Times racontait tout au long ce que nous savons déjà, c’est-à-dire la version de John Colden sur l’évasion de Ralph ; puis il continuait :
« Il n’y avait pas plus de raison d’ajouter foi au récit de l’ouvrier irlandais qu’à celui du gardien Jonathan qui le contredisait de point en point.
M. Simouns, ce précieux détective qui nous est venu de Liverpool, a débrouillé cette énigme.
Il a d’abord découvert la maison qui avait servi à préparer l’évasion, la corde dont on avait fait usage, et enfin, une jeune fille, locataire de ladite maison, qui a pu donner plusieurs détails fort importants, un, entre autres, sur l’agent qui a succombé et qu’elle a vu venir dans la maison, une heure auparavant, et s’entretenir à voix basse avec la fille Suzannah.
Cependant M. Simouns, que le gouverneur accompagnait dans ses investigations, ne s’est point contenté de ces preuves de l’innocence du gardien-chef, M. Bardel.
Il a voulu plus encore, l’argent qui avait dû payer la trahison du gardien Whip.
Cet argent, il l’a trouvé.
Après avoir vainement sondé tous les murs et le plancher, mais dominé par la conviction que si l’argent existait, il était dans cette maison, M. Simouns a fini par découvrir qu’une des solives du plafond sonnait le creux.
La solive a été forcée par un outil de menuisier et une liasse de bank-notes s’en est échappée.
Il y avait mille livres rondes, et l’un des billets étaient jaspé de quelques gouttes de sang qui attestaient le dernier haut-fait de Bulton, ce bandit redoutable dont nous parlions dernièrement et qui est maintenant à Newgate, d’où il ne sortira, espérons-le, que pour monter sur la plate-forme qui chavire, pour nous servir de l’expression populaire si terriblement pittoresque.
M. Simouns tenait enfin la preuve matérielle qu’il avait cherchée avec tant de persévérance.
Le dénoûment est facile à prévoir.
M. Bardel a été réintégré dans ses fonctions, et le gouverneur lui a remis une gratification.
Jonathan a été congédié ; les charges qui s’élèvent contre lui n’étant pas assez fortes pour qu’on puisse le déférer à la justice.
John Colden, coupable d’assassinat, demeurera à Cold Bath field jusqu’à ce que sa blessure soit cicatrisée.
Alors, il sera transféré à Newgate, et passera probablement aux prochaines assises.
Nous tiendrons nos lecteurs au courant de son procès, qui sera, très-certainement, fort curieux. »
Or, la lecture de cet article venait d’être faite à haute voix dans la sacristie de l’église Saint-George par l’homme gris lui-même à l’abbé Samuel.
– Eh bien ! dit-il, en posant le journal sur une table, et regardant le jeune prêtre en souriant, comprenez-vous maintenant ?
– Pas encore, dit l’abbé Samuel.
– C’est pourtant facile.
– Comment ?
– M. Simouns, c’est moi.
– Bon.
– La jeune fille, c’est moi qui l’ai apostée.
– Ensuite ?
– L’argent trouvé dans la poutre, c’est moi qui l’avais caché.
– Je commence à comprendre.
– Enfin, la tache de sang est tout simplement une tache de vin additionnée d’un peu d’ocre rouge. Grâce à tout cela, ce pauvre Bardel est innocenté, et nous avons en lui un ami qui aura les plus grands égards pour John Colden.
– Oui, mais celui-ci sera transporté à Newgate.
– Certainement.
– Il sera jugé.
– Sans doute.
– Condamné à mort.
– Très-certainement.
– Eh bien.
Un sourire passa sur les lèvres de l’homme gris :
– N’ai-je pas tiré l’enfant de prison.
– Oui.
– Eh bien ! j’arracherai John Colden à l’échafaud.
– Mais, dit encore l’abbé Samuel, l’enfant est toujours en danger.
– Non, tant qu’il demeurera caché avec sa mère dans le logis du sacristain de Saint-George.
– Ils ne peuvent pas y rester toujours.
– Aussi vais-je à présent, m’occuper de les en faire sortir. J’ai trouvé un lieu d’asile inviolable pour l’enfant.
– Lequel ?
– Christ’s hospital.
– Le collège fondé par Edward VI ?
– Justement. Vous n’ignorez pas, continua l’homme gris, que les enfants placés dans ce collège sont sous la protection du lord maire ?
– Je le sais.
– Qu’ils jouissent de certains priviléges d’origine moyen âge, et portent un uniforme qui les fait respecter en tous lieux.
– Oh ! sans doute.
– Supposez ceci, continua l’homme gris, que Ralph, une fois sous cet habit, soit rencontré par un des policemen de Kilburn, ou par M. Booth lui-même, ou encore par un gardien de Bath square qui le reconnaisse.
– Bien.
– Les uns ou les autres auront beau faire. Protégé par son habit, l’enfant n’aura plus rien à craindre d’eux.
– Oui, certes dit l’abbé Samuel, mais vous n’ignorez pas non plus que l’admission à Christ’s hospital est des plus difficiles.
– J’ai trouvé le moyen d’y faire entrer Ralph.
– Comment cela ?
– Vous vous souvenez qu’à son arrivée à Londres l’enfant a été volé par mistress Fanoche.
– Sans doute.
– Qu’en voulait faire cette femme ?
– Je l’ignore.
– Mais je le sais, moi, elle voulait le substituer à un enfant mort qu’on lui réclamait.
– Eh bien ?
– Cet enfant, s’il vivait, aurait le droit d’entrer à Christ’s hospital. Je vais donc rendre Ralph à mistress Fanoche.
– Ah ! par exemple !
L’homme gris eut un nouveau sourire.
– Fiez-vous à moi, dit-il. Ne vous ai-je pas déjà prouvé que j’arrivais à mon but ?
– Quel homme êtes-vous donc ? fit l’abbé Samuel qui regardait l’homme gris avec une sorte d’admiration.
Il baissa la tête.
– Je suis, je vous l’ai dit, expliqua-t-il, un grand coupable que le repentir a touché.
Et il se leva.
– Où allez-vous ? demanda le prêtre.
– Chez mistress Fanoche, répondit l’homme gris.
Puis il baisa le bas de la soutane de l’abbé Samuel et sortit.
Il traversa l’église et trouva Shoking à la porte.
Shoking lui dit :
– Mistress Fanoche n’est pas revenue dans Dudley street.
– Où est-elle donc ?
– Elle est toujours dans Heath-mount, à Hampsteadt.
– Eh bien, dit l’homme gris, va chercher un cab et filons, car c’est demain qu’arrive le père de l’enfant mort.