Bulton colla ses lèvres à l’oreille de Suzannah.
Ils étaient côte à côte et l’obscurité la plus profonde régnait dans la chambre.
On n’entendait que le bruit paisible et régulier de la respiration du petit Irlandais qui dormait.
– Vois-tu, dit alors Bulton, j’ai idée d’en finir d’un coup.
– Que veux-tu dire ?
– Un jour ou l’autre on me prendra et j’irai danser les pieds dans le vide devant Newgate ou devant Clarkenweid.
– Tais-toi, ne parle pas ainsi… tu me fais mourir par avance, murmura Suzannah qui l’étreignit avec passion.
– Cela arrivera tôt ou tard, te dis-je.
– Tais-toi !… au nom du ciel !
Le bandit eut un ricanement.
– C’est précisément parce que le ciel existe que cela arrivera, te dis-je. Cependant si nous avions seulement mille livres sterling…
– Eh bien ?
– Peut-être échapperais-je à mon sort, peut être pourrions-nous être heureux ?
– Heureux ! murmura Suzannah avec extase.
– Tu ne ferais plus ton honteux métier, tu ne volerais plus, et nous quitterions l’Angleterre.
– Où irions-nous ?
– En France. Nous nous marierions et je tâcherais de vivre honnêtement.
Suzannah pressa Bulton dans ses bras.
– Tu ferais cela ? dit-elle.
– Oui.
Elle soupira.
– Mais, hélas ! fit-elle, nous n’aurons jamais mille livres.
– Qui sait ?
Et, comme elle attendait qu’il s’expliquât :
– Cet enfant, poursuivit-il, pourrait nous rendre un grand service.
– Oh ! Bulton ! Bulton ! mon bien-aimé, dit Suzannah d’un ton de reproche, pourquoi veux-tu faire de ce malheureux enfant un voleur ? N’as-tu pas vu comme il était beau… comme il ressemblait à un petit ange ?… ne frissonnes-tu donc pas en pensant que nous pourrions envoyer au moulin cette innocente créature ?
Le bandit eut un rire moqueur :
– Tu es vraiment émouvante, ma chère, quand tu parles ainsi. Cependant, je ne veux pas te faire de peine, ma Suzannah, et je te promets que je ne m’opposerai pas à ce que tu le ramènes à sa mère, mais quand il nous aura rendu le service dont j’ai besoin.
– Quel est donc ce service ? demanda Suzannah.
– Écoute-moi bien.
Et Bulton baissa la voix plus encore.
– Je nourris une affaire depuis longtemps, dit-il, une affaire superbe.
– Ah !
– Je n’en ai parlé à aucun des camarades, car il faudrait partager, et ce n’est pas mille livres, c’est deux mille, peut-être trois ou quatre que nous aurions.
– Quatre mille livres ! murmura Suzannah. Et à qui donc veux-tu voler ça ?
– À un homme qui a volé tout le monde, les pauvres et les riches, dont le nom est exécré dans Londres, et qui, lorsqu’il passe dans une rue, est poursuivi par les malédictions du peuple.
– Quel est donc cet homme ?
– On l’appelle Thomas Elgin.
– L’usurier ?
– Justement.
– Et c’est cet homme que tu veux voler toi ?
– Mon plan est fait. J’ai l’empreinte de toutes les serrures, depuis celle de la grille de son petit jardin sur le square jusqu’à celle de son bureau où est sa caisse. Ayant les empreintes, j’ai fabriqué les clefs.
– Mais où demeure-t-il, ce Thomas Elgin ?
– Dans Kilburne square, tout auprès de la station de Western-Railway, il vit seul et n’a même pas de servante. Il prend ses repas dans un boarding de la Cité et ne rentre chez lui que le soir assez tard.
– Mais, dit Suzannah, il n’a probablement jamais d’argent chez lui.
– Dans la semaine, jamais. Il a tout son argent à la Banque. Mais Thomas Elgin n’est pas homme à perdre un jour par semaine, et il estime qu’on doit travailler le dimanche aussi bien que les autres jours.
– Ah ! fit Suzannah.
– Il y a des gens qui ont besoin d’argent le dimanche tout aussi bien que dans la semaine, et c’est même ce jour-là qu’il fait les meilleures affaires.
Donc, continua Bulton, le samedi, Thomas Elgin passe à la Banque et y prend quelquefois mille, quelquefois deux et même quatre mille, livres en or et en bank-notes, et il les emporte chez lui.
– Ah ! fit Suzannah.
– Il a une caisse chez lui, une caisse qui est un chef-d’œuvre et que personne que moi ne saurait forcer. Mais j’ai trouvé le secret, moi.
– Comment ?
– Avant d’être voleur, j’ai tenu une boutique, poursuivit Bulton. Nous ne nous connaissions pas alors, ma Suzannah, et j’avais une femme légitime. C’est Thomas Elgin qui m’a ruiné, et ma femme en est morte de chagrin.
– Continue, dit Suzannah avec émotion.
– Thomas Elgin m’a prêté, à trois cents pour cent, douze livres pour lesquelles il m’a envoyé à White-cross, et c’est un dimanche qu’il m’a remis cette somme.
La caisse de l’usurier est dans une petite salle qui n’a qu’une porte.
Dans le milieu de cette porte est percé un judas qui a deux pouces carrés de largeur.
Quand un homme à qui Thomas Elgin a affaire se présente, il regarde par ce guichet avant d’ouvrir.
Si j’avais pu passer la main, il y a longtemps que j’aurais dévalisé l’usurier.
– Tu n’as donc pas l’empreinte de la serrure.
– Si, mais si j’essayais d’ouvrir cette porte, je serais mort.
– Comment cela ?
– C’est un homme ingénieux que M. Thomas Elgin, poursuivit Bulton.
– Qu’a-t-il donc imaginé ?
– Il y a derrière la porte un pistolet disposé de telle manière que la porte, en s’ouvrant, le ferait partir et qu’il tuerait celui qui voudrait entrer.
– Mais enfin, dit Suzannah, quand M. Thomas Elgin entre chez lui et qu’il ouvre cette porte, comment fait-il pour empêcher le pistolet de partir.
– Voilà, dit Bulton, la seule chose que je n’aie pu trouver. Je me suis bien cassé la tête, mais je n’ai pu y parvenir.
– Alors, le vol est impossible.
– Oui et non.
– Comment cela ?
– Suppose un moment que le guichet est assez large pour que j’y puisse passer le bras.
– Bon.
– Je promène ma main le long de la porte, en dedans, jusqu’à ce que j’aie trouvé une corde.
– Qu’est-ce que cette corde ?
– Celle qui, tirée violemment par une poulie, si la porte s’ouvrait, et attachée à la détente du pistolet qui est placé sur un affût, le ferait partir.
– Après ? dit Suzannah.
– La corde est lâche, comme tu le penses bien il faut que la porte s’ouvre à moitié pour qu’elle se tende et pèse sur la détente, sans cela la balle, chassée trop vite, rencontrerait la porte et non le corps du voleur.
– Je comprends.
– Ma main rencontre donc la corde et comme elle est munie d’une paire de ciseaux, elle la coupe.
– Ah ! j’y suis.
– Mais, dit Bulton, j’ai la main trop grosse, et toi aussi ; et il n’y a qu’une main d’enfant, celle du petit, par exemple, qui puisse…
– Écoute, dit Suzannah, si tu me jures que, ce vol accompli, nous rendrons l’enfant à sa mère, je ne m’opposerai pas à ton projet.
– Je te le promets.
– Mais, dit encore Suzannah, probablement en rentrant chez lui avec de l’argent, le samedi soir, M. Thomas Elgin ne sort plus.
– Au contraire. Quand il a refermé sa caisse, disposé son pistolet et pris toutes ses précautions, il s’en retourne passer sa soirée à Londres, tantôt dans les galeries de l’Alhambra, dans Leicester square, tantôt à Argyll-Rooms, ou bien encore au théâtre du Lycéum. C’est donc entre neuf et dix heures du soir qu’il faudrait faire le coup, car c’est demain samedi.
– Mais que ferons-nous de l’enfant, d’ici-là ?
– Je me charge de le faire patienter, dit Bulton.
– Tu le battras ? demanda Suzannah d’une voix tremblante.
– Pas du tout.
– Tu me le promets ?
– Je te le jure.
– Mais comment feras-tu ?
– Tu le verras…
Et le bandit et la femme perdue s’endormirent à leur tour.