V

Un de ces pâles rayons de jour, qui se dégageait péniblement du brouillard, pénétrait dans la chambre de Suzannah l’Irlandaise, lorsqu’elle s’éveilla.

Bulton était déjà levé.

L’enfant dormait encore, brisé qu’il était par la fatigue de la veille.

Bulton était assis auprès de la fenêtre et paraissait fort occupé.

Son occupation consistait à limer et à polir un trousseau de clefs, dont chacune portait une petite ficelle de couleur différente, étiquettes mystérieuses, intelligibles pour lui seul.

Malgré le grincement de la lime, Ralph était immobile sur son lit improvisé.

– Pauvre petit ! dit Suzannah en le regardant.

Et elle avisa ses chaussures, couvertes de cette boue noire qui est particulière à Londres.

– Comme il a dû marcher ! dit-elle.

Bulton se mit à rire.

– Tu serais une bien bonne mère de famille, ma chère, dit-il.

– Et toi, répondit Suzannah, qui vint entourer de ses bras blancs le cou musculeux du bandit, tu es meilleur que tu n’en as l’air. Je parie que tu prendrais cet enfant en affection.

– La preuve en est, répondit Bulton, que je voudrais le garder.

– Oh ! non, répondit Suzannah, il ne faut pas faire cela… D’ailleurs, tu me l’a promis, n’est-ce pas ?

– Je te le promets encore, mais quand il aura coupé la corde.

– Soit, dit Suzannah. Cependant j’ai envie de faire une chose.

– Laquelle ?

– De m’en aller errer, toute seule, aux environs de Saint-Gilles.

– Pourquoi faire ?

– Et de m’enquérir adroitement si on n’a pas perdu un enfant… si on ne connaît pas quelque pauvre mère en pleurs… si…

– Il sera toujours temps de faire cela demain.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

– Je te le répète, parce que nous avons besoin de l’enfant ce soir. Ensuite, suppose qu’en ton absence il s’éveille…

– Bon !

– Ne te voyant plus, il se mettra à pleurer et voudra s’en aller. Tu sais que je ne suis pas patient.

– Non, certes, répondit Suzannah, et tu le battras. Oui, tu as raison, il vaut mieux que je reste, mais comment le faire patienter jusqu’à demain ?

– Quand il s’éveillera, il aura faim.

– Soit.

– Il aura soif…

– Eh bien ?

– Tu sais bien que lorsque, nous autres voleurs, nous voulons griser et endormir les gens, c’est très-facile : deux gouttes de gin mélangé de bitter dans un pot de bière brune, et le tour est fait.

– Tais-toi, dit Suzannah.

Et elle jeta un regard rapide sur Ralph, qui venait de s’agiter légèrement.

En effet peu après, l’enfant ouvrit les yeux et prononça un mot : « Maman. »

Suzannah s’approcha de lui et le prit dans ses bras.

– Ta mère, mon enfant, dit-elle, je t’ai promis que nous la chercherions.

– Tout de suite, n’est-ce pas ? dit-il.

Il se leva et, ayant aperçu Bulton, il éprouva un nouveau mouvement d’effroi.

Mais le bandit lui sourit, adoucit sa voix et son regard et lui dit :

– N’aie donc pas peur de moi, mon chérubin, je suis le mari de madame et je ne veux pas te faire du mal.

– Cela est bien vrai, fit Suzannah qui embrassa le petit Irlandais.

Celui-ci était déjà prêt à partir, mais il aperçut sur la table les restes du souper de Suzannah, et son regard trahit le vide de son estomac.

– Tu as faim, n’est-ce pas ? dit-elle.

L’enfant ne répondit rien, mais il rougit.

Il mourait de faim en effet.

– C’est loin d’ici l’église Saint-Gilles, poursuivit Suzannah et il te faudra beaucoup marcher encore. Par conséquent il faut que tu aies de la force. Allons, mange, mange, mon mignon, nous allons déjeûner.

– Je vais aller chercher du jambon et de la bière, dit Bulton, qui se leva à son tour et sortit.

Son départ fit sur Ralph un effet tout semblable à celui qui se produirait pour une personne oppressée, si une fenêtre venait à s’ouvrir et laissait pénétrer une bouffée de grand air.

Il lui sembla qu’il était plus en sûreté, et que Suzannah lui parlait avec plus de douceur.

Alors celle-ci se mit, pour tromper son impatience, à lui faire mille questions sur sa mère, sur l’endroit où il l’avait laissée et sur ce qui lui était arrivé.

Ralph se souvenait exactement des différentes circonstances de son arrivée à Londres, de son entrée chez mistress Fanoche.

Il parla des petites filles qui lui avaient prédit qu’il serait battu ; et comme il en était au milieu de son récit, Bulton revint avec des provisions et un pot de bière.

L’enfant voulut s’arrêter encore, mais Suzannah lui dit :

– Puisque monsieur est mon mari, pourquoi ne parles-tu pas devant lui ?

Ralph s’enhardit ; et il répéta devant le bandit ce qu’il avait dit déjà.

Un fait se dégagea, pour ce dernier et pour Suzannah, des paroles de l’enfant, c’est qu’il n’avait que des souvenirs très-vagues du quartier où on l’avait conduit et que par conséquent, on pourrait, sous prétexte de le mener à Saint-Gilles, l’entraîner dans un autre quartier de Londres sans qu’il s’en aperçut.

Les voleurs de Londres, tout comme ceux de Paris, ont un argot, une sorte de langue verte qui n’est compréhensible que d’eux seuls.

Bulton se mit à parler cette langue et il dit à Suzannah :

– Je renonce à griser l’enfant.

– Ah !

– Tu vas t’en aller avec lui, tous les squares se ressemblent, à Londres, et en place de le mener à Saint-Gilles, tu le mèneras à Kilburn square.

– Bon !

– Tu le promèneras dans tous les environs jusqu’à ce qu’il soit rompu de fatigue. Il n’aura pas à soupçonner la vérité et à mettre en doute ta bonne foi, et quand il sera bien las, tu entreras dans un public-house qui est dans le Kursalt Pince Lane, à l’angle d’Edward road, et tu m’y attendras, cela vaut mieux.

– Je préfère cela aussi, dit Suzannah.

– J’aurai les clefs toutes prêtes, je serai mis comme un gentleman, et j’arriverai en cab : fie-t’en à moi pour le reste.

– C’est bien, dit Suzannah.

Ralph mangea avec avidité, et on lui donna à boire de la bière sans addition de gin et de bitter. Puis Suzannah prit son châle et son chapeau et lui dit :

– Maintenant, allons chercher ta mère.

Et l’enfant partit avec elle, plein de confiance et consentit à embrasser Bulton.

Le programme de ce dernier fut suivi à la lettre.

Suzannah tenait l’enfant par la main, descendit le Brok street et tourna dans le Holborne.

Un des nombreux omnibus qui vont à Regent’s parck passait en ce moment.

Suzannah fit signe au cocher qui s’arrêta.

Ralph ne fit aucune difficulté de monter avec l’Irlandaise, et une demi-heure après, ils descendaient dans Albert road.

Alors Suzannah se mit à lui faire parcourir les rues environnantes, en lui disant :

– Regarde-bien, est-ce là ?

– Non, disait l’enfant.

Et ils se remettaient en route.

Elle le traîna ainsi tout le jour, avec une patience qui acheva de lui gagner la confiance du pauvre enfant.

Et la nuit vint, et Ralph n’avait ni reconnu la rue de mistress Fanoche, ni retrouvé sa mère.

Il était si las que Suzannah le prit dans ses bras et le porta.

Elle le porta jusqu’à ce public-house dont avait parlé Bulton.

Et l’enfant, docile désormais, consentit à s’asseoir et à souper avec l’Irlandaise.

La nuit était venue.

– Nous allons nous en retourner chez nous, dit Suzannah, et demain nous chercherons encore…

L’enfant était triste, mais il avait cessé de pleurer.

L’âme d’un homme était en lui.

Tout à coup la porte du public-house s’ouvrit et Bulton entra.

– Je crois bien, dit-il, que j’ai retrouvé ta mère.

L’enfant jeta un cri de joie et tendit les bras au bandit.

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