IX

La détonation avait éveillé le cabman qui était à la porte de la maison de M. Thomas Elgin.

Il ne s’écoula pas cinq minutes entre cette détonation et la sortie de Bulton, qui portait Suzannah dans ses bras.

Ce qui fit que le cabman, qui, n’avait pas vu M. Thomas Elgin rentrer chez lui, n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque Bulton reparut.

Il ne fit qu’un bon à travers le jardin, ouvrit la portière du cab et y jeta Suzannah, criant au cocher :

– Mari jaloux, homme blessé… file, file ! il y a deux couronnes pour toi, si tu marches bien.

Le cabman ne demanda pas d’autre explication, il fit siffler son fouet et le cab partit.

Le flegme britannique n’est pas une exagération française.

L’effroyable détonation avait éveillé tout ce quartier paisible de petits rentiers et d’honnêtes commerçants de la cité, qui observaient, dès le samedi soir, le pieux isolement du dimanche.

Les fenêtres s’ouvrirent lentement, les portes plus lentement encore, deux ou trois policemen finirent par arriver ; mais le cab qui emportait Bulton et Suzannah avait disparu depuis longtemps dans le brouillard.

Alléché par la promesse des deux couronnes, le cabman marchait un train d’enfer.

Bulton, au désespoir, appelait Suzannah et la couvrait de caresses.

Suzannah était évanouie, et Bulton épouvanté la crut morte.

– Ô malheur ! malheur ! murmurait-il. J’ai causé la mort du seul être que j’aimais en ce monde.

Le cab descendit vers Kinsington garden, gagna Hyde park, entra dans Oxford, tout cela en moins d’une demi-heure.

En homme intelligent, le cabman avait fait plusieurs tours dans les rues transversales, sûr de faire perdre sa trace, si par hasard il était poursuivi.

Quand il fut dans Oxford street, il se retourna et frappa au carreau.

Bulton baissa la glace.

– Où allons-nous ? demanda le cabman.

– Dans Holborne, au coin du Brook street, répondit Bulton.

Le cab continua sa course rapide, et bientôt il arriva à l’endroit désigné.

Alors Bulton mit pied à terre, paya le cabman, reprit Suzannah dans ses bras, et l’emporta.

Le Brook street est désert entre neuf et dix heures du soir.

Les voleurs, y habitant, se sont répandus dans Londres pour aller chercher leur besogne ordinaire, et il n’y a guère, çà et là, au seuil des portes et des tavernes que des femmes et des enfants.

Cependant, comme il allait s’engouffrer dans l’allée noire de cette maison qu’il habitait avec Suzannah, Bulton, qui pleurait en portant son cher fardeau, sentit une main s’appuyer sur son épaule.

En même temps une voix d’homme lui dit :

– Qu’est-ce qui arrive donc à Suzannah ? Est-ce qu’elle a bu trop de gin ?

Le Brook street est une rue noire, la robe de Suzannah était de couleur brune et celui qui parlait n’avait pas vu le sang qui la couvrait.

Bulton reconnut cette voix, et il ne se retourna point.

– Craven, dit-il, viens avec moi, il est arrivé un grand malheur, mon Dieu !

– Quoi donc ! fit Craven, ce même homme que Suzannah avait abordé la veille, dans Holborne en lui demandant s’il avait vu Bulton.

– Je crois qu’ils me l’ont tuée !

– Qui ? Suzannah ?

– Oui…

Et la voix de Bulton était pleine de sanglots.

Il monta précipitamment l’escalier, entra dans la chambre, dont il enfonça la porte d’un coup de pied et déposa Suzannah sur le lit.

En même temps, Craven tirait des allumettes de sa poche et se procurait de la lumière.

– J’ai été domestique chez un chirurgien, disait-il, je m’y connais…

Et tandis que Bulton s’arrachait les cheveux et appelait, en versant des larmes, la jeune femme, qui ne lui répondait pas, Craven la déshabillait et examinait sa blessure.

Suzannah avait été frappée en deux endroits par les projectiles du tromblon, au-dessous du sein droit et au cou.

Cette dernière blessure, qui n’avait rien de dangereux, était celle qui saignait en abondance et avait déterminé l’évanouissement.

– Morte ! elle est morte ! disait Bulton en se tordant les mains.

– Elle est évanouie, répondit Craven qui se mit à ausculter les deux blessures avec une certaine expérience.

Elle n’est pas même blessée grièvement : vois, la balle a glissé sur une côte, ici ; là, elle n’a fait que déchirer les chairs.

Alors ces deux hommes grossiers, voleurs et assassins à leurs heures, se mirent à déchirer leur propre linge pour panser Suzannah, et arrêter son sang qui coulait toujours.

Puis Craven descendit et se procura du vinaigre dans le public-house voisin, remonta et se mit à en frotter les tempes et les narines de Suzannah.

La jeune femme poussa un soupir, puis deux, et Bulton jeta un cri de joie.

Enfin elle rouvrit les yeux, aperçut Bulton et un sourire vint sur ses lèvres.

– Suzannah ! ma bien-aimée ! s’écria Bulton en se précipitant sur elle et la couvrant de baisers.

– Ah ! tu es vivant, dit-elle.

Bulton pleurait.

– Je crois que je vais mourir, dit encore Suzannah.

– Non, non, fit Craven avec conviction. Ce n’est rien… ne t’effraye pas, ma petite Suzannah.

Tout à coup un souvenir traversa le cerveau de l’Irlandaise :

– Mon Dieu ! dit-elle, et l’enfant ?

– Mort, dit Bulton, mort ou blessé… je ne sais pas au juste, car je ne me suis occupé que de toi.

– Ah ! malheureux ! dit Suzannah, s’il est mort, son sang retombera sur ta tête.

Et elle se mit à fondre en larmes.

– J’aimerais mieux qu’il soit mort, dit Bulton d’un air sombre.

– Pourquoi ? fit Craven qui ignorait ce qui s’était passé.

– Parce qu’il nous dénoncera, dit le bandit.

– Bulton, Bulton, dit Suzannah, vous avez beau dire, toi et Craven, je crois que je vais mourir… Laisse-moi… dis-moi adieu… et fuis… car on nous recherchera.

– Fuir ! t’abandonner ! s’écria le bandit, tu es folle, ma Suzannah !

– Avant de mourir, dit-elle encore, je voudrais voir mon frère.

– Ton frère ?

– Oui, dit-elle, j’ai un frère… un pauvre diable qui est resté honnête et qui gagne péniblement sa vie. Ne me refuse pas, Bulton, je voudrais lui dire adieu.

– Mais où est-il ton frère ?

– Il demeure dans Dudley street. Il est cordonnier de son état.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Craven.

– John Colden.

– Et il est cordonnier ?

– Oui.

– Au numéro 37 de Dudley street ? dit Craven.

– Oui, c’est cela, dit Suzannah.

– Je le connais, dit Craven.

– Eh bien ! va le chercher, dit Bulton qui continuait à s’abandonner au plus profond désespoir.

Et tandis que Craven s’en allait, Suzannah murmurait :

– Ah ! Bulton, mon bien-aimé, pourquoi n’avons-nous pas rendu le pauvre petit à sa mère ?

– La fatalité est contre nous ! répondit Bulton d’un air sombre.

Et il s’agenouilla au chevet de Suzannah et tomba dans un silence farouche.

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