X

Craven s’en alla dans Dudley street.

Cette rue où se sont accomplis les premiers événements de ce récit, est la plus aristocratique, sans contredit, du misérable quartier Irlandais.

Craven s’en alla tout droit au numéro 37.

Chaque maison a un sous-sol, et la plupart du temps ce sous-sol est ouvert sur la rue.

On y descend par quatre ou cinq marches qui viennent aboutir au trottoir.

C’est dans ces sortes de caves que travaillent les cordonniers.

À dix heures du soir, leur journée n’est point finie, et Craven se croyait sûr de trouver John Colden dans l’atelier où il était ouvrier.

Il entra et jeta un coup d’œil dans la cave.

Le maître cordonnier, qui était assis tout au fond, regarda Craven de travers et lui dit :

– Que veux-tu ? cherches-tu quelqu’un ?

– Je cherche John Colden.

– Il n’est plus ici, répondit doucement cet homme qui était Anglais et qui, bien que donnant du travail aux Irlandais, avait pour eux un profond mépris.

– Où est-il donc maintenant ? demanda Craven.

– Est-ce ton ami ?

– Non, mais j’ai une commission pour lui.

Les ouvriers, en entendant prononcer le nom de John Colden, s’étaient mis à parler bas entre eux, d’un air de mystère.

Le maître ouvrier se leva, vint à Craven et lui dit :

– Je ne te connais pas, mais je vois que tu es Anglais.

– Né dans le Borough, dit Craven.

– Les Anglais se doivent aide et protection, continua le maître ouvrier ; par conséquent, je te dois donner un bon conseil.

Et il poussa Craven hors de la cave, lui fit remonter les marches et se trouva sur le trottoir avec lui.

– Mon garçon, reprit-il alors, si tu n’es pas ami avec John Colden, tu feras bien de ne pas le fréquenter.

– Pourquoi donc ça ?

– Parce qu’il a mal tourné.

– Plaît-il ?

– Il est dans les fenians maintenant, comme tous ces misérables Irlandais qui ont juré la perte et la ruine de la trop libre Angleterre.

– Ah ! il est fenian ?

– Je le crois.

– Cela m’est bien égal, dit Craven. J’ai une commission pour lui ; quand je l’aurai faite, je lui tournerai le dos, et si les policemen ont besoin de moi pour l’arrêter, je leur donnerai volontiers un coup de main.

– Voilà qui est parler en bon Anglais, aussi vrai que je m’appelle Colcrane, dit le maître cordonnier.

– Mais cela n’empêche pas que j’aurai absolument besoin de le voir.

Colcrane répondit :

– Quand j’ai vu qu’il était dans le fenianisme, je l’ai chassé de l’atelier. Je veux bien faire travailler les Irlandais, parce qu’ils sont bons ouvriers et qu’on les paye moins que les autres, mais à la condition qu’ils ne conspireront pas contre la libre Angleterre.

– En sorte que vous ne savez pas dans quel atelier il travaille maintenant ?

– Il ne travaille plus.

– Ni où je pourrais le rencontrer ?

– Je crois bien qu’il va dans le public-house d’en face.

– Ah !

– Tous les soirs entre dix et onze heures, et qu’il y a des rendez-vous avec un tas de misérables comme lui : que l’Angleterre les confonde !

– Merci, dit Craven.

Il donna une poignée de main au maître ouvrier, et se dirigea vers le public-house, se disant :

– Je ne suis pas si bon Anglais que maître Colcrane, moi, et je ne suis pas du tout fâché qu’il y ait des fenians, attendu que depuis qu’on s’occupe d’eux, la police s’occupe beaucoup moins des voleurs et que nous vivons tranquilles.

Il entra dans le public-house.

Il y avait peu de monde et du premier coup d’œil, Craven constata que John Colden ne s’y trouvait pas.

Cependant il demanda un verre de gin et de bitter mélangé, et il s’apprêtait à demander à Marie-Ann, la jolie fille du public-house, si elle ne connaissait pas l’Irlandais, lorsqu’un homme tout de noir vêtu, qui buvait seul dans le box des gentlemen, frappa son attention.

– Hé ! par saint Georges ! murmura-t-il, je crois que je connais ça.

Et il passa dans le box des gentlemen.

L’homme vêtu de noir, cravaté de blanc, grave et digne comme un solicitor, buvait à petites gorgées un verre de gin.

– Ma parole ! dit Craven, c’est bien lui. Il a un habit neuf… et des bottes… et une chemise… et des bords à son chapeau… Tu as donc fait fortune, camarade ?

Et il lui frappa sur l’épaule.

L’homme se retourna et fit la grimace.

– C’est pourtant bien à mossieu Shoking que j’ai l’honneur de parler ? dit Craven.

– Oui, dit Shoking, car c’était lui.

Et il parut visiblement contrarié de la reconnaissance.

– L’ami du Hak-Horse ?

– Certainement, certainement, dit Shoking embarrassé.

– Nous sommes donc riche, que nous passons maintenant dans le box des gentlemen ?

Shoking jeta sur ses beaux habits un coup d’œil orgueilleux.

– Heu ! heu ! fit-il nonchalamment, on est à son aise, pour le moins.

– Ce qui ne paraît pas te rendre plus gai, mon camarade, dit encore Craven ; car tu as les yeux rouges et la mine d’un homme qu’on va pendre.

Ces mots réveillèrent sans doute dans l’âme de Shoking des douleurs qu’il était en train de calmer, car il poussa un profond soupir.

– Nous avons donc des peines de cœur ? dit Craven.

Shoking ne répondit pas.

Seulement il jeta un regard anxieux sur la pendule qui était accrochée au mur, dans le fond du public-house.

– Tu attends quelqu’un ?

– Oui.

– Moi de même, dit Craven, j’attends un certain John Colden.

– Plaît-il ? fit Shoking.

– John Colden, répéta Craven.

– C’est lui que j’attends, moi aussi, dit Shoking.

Craven n’eut pas le temps de le questionner, car la porte du box s’ouvrit et John Colden entra.

Ce John Colden n’était autre que l’Irlandais en guenilles qui s’était attaché au service de l’homme gris, aussitôt que celui-ci eut fait le signe mystérieux.

D’abord cet homme ne fit pas attention à Craven.

Il aborda vivement Shoking.

– Eh bien ? dit celui-ci.

– Nous sommes sur la trace.

– Ah ! dit Shoking dont le visage s’éclaira.

– L’enfant, poursuivit John Colden, a été aperçu dans Glocester place, assis sous une porte et pleurant.

– Ah ! fit Shoking.

– Une femme l’a pris par la main et l’a emmené.

Craven intervint en ce moment :

– Vous cherchez un enfant ? dit-il.

John Colden reconnut Craven.

– Tiens, dit-il, c’est toi ?

– Oui, et je te cherche. Mais quel est l’enfant dont vous parlez ?

– Un petit Irlandais perdu.

– Quel âge ?

– Environ dix ans, dit Shoking, blond et joli comme un amour.

– Eh bien ! dit Craven, je puis vous en donner des nouvelles.

– Toi ?

– Vous dites qu’il pleurait ?

– Oui.

– Eh bien ! dit Craven, cette femme, tu la connais aussi bien que moi, John Colden, et c’est elle qui m’envoie vers toi, – c’est ta sœur Suzannah.

– Ah ! dit John Colden, Dieu protège l’Irlande !

– Et nous allons retrouver l’enfant, ajouta joyeusement Shoking, qui ne s’aperçut pas que Craven secouait tristement la tête !

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