VIII

M. Thomas Elgin s’approcha donc du guichet et demanda son billet.

En même temps, un autre train qui venait de Londres entra en gare, et comme l’usurier s’apprêtait à descendre, il aperçut un homme qui montait l’escalier et qui le salua.

Cet homme n’était autre que notre ancienne connaissance, le recors du commerce surnommé l’homme sensible, et appelé de son vrai nom John Clavery.

Après lui avoir rendu son salut, M. Thomas Elgin allait passer outre, mais John Clavery l’aborda et lui dit :

– J’allais précisément chez vous.

– Chez moi ?

– Oui, et vous ne serez pas fâché de ma visite.

M. Thomas Elgin remonta l’escalier et revint, suivi de l’homme sensible, dans la salle d’attente, en disant :

– De quoi s’agit-il ?

– Je vous apporte de l’argent, et, ce n’est pas pour dire, mais vous avez une fière chance.

– Vous m’apportez de l’argent ?

– Oui.

– De qui donc ?

– Du prêtre irlandais.

M. Thomas Elgin ne put se défendre de pâlir.

– Comment, dit-il, le prêtre irlandais a payé ?

– Oui.

– Quand ?

– Il y a deux jours.

– C’est impossible ! s’écria l’usurier que cette nouvelle était loin de combler de joie.

– C’est pourtant la vérité pure.

– Ainsi, il est sorti de White-cross ?

– Avant-hier matin.

– Ah ! dit M. Thomas Elgin, qui contint de son mieux l’émotion qu’il éprouva.

– Voilà vos deux cents livres, ajouta John Clavery, en tirant de la poche de sa redingote usée un portefeuille plus usé encore.

Et il en tira huit bank-notes qu’il tendit à M. Thomas Elgin.

Celui-ci était si bouleversé qu’il s’appuya au mur de la salle d’attente, et laissa partir le train.

L’homme sensible ne put s’empêcher de murmurer :

– Par exemple, voici la première fois que M. Thomas Elgin fait une semblable grimace en recevant de l’argent. C’est à n’y rien comprendre.

Mais l’usurier ne songea nullement à donner des explications à M. John Clavery et, ayant en poche l’argent, il se contenta de lui dire :

– Merci bien, monsieur Clavery, merci mille fois, et au revoir !

Et il s’éloigna brusquement.

– Drôle d’homme, murmura John Clavery, qui le vit reprendre le chemin de Kilburn square, drôle d’homme en vérité !

En effet, M. Thomas Elgin, qui avait une grande demi-heure devant lui avant de pouvoir prendre le train suivant pour s’en retourner à Londres, fit cette réflexion qu’un homme prudent qui a l’intention de passer sa soirée jovialement, dans un établissement comme Argill-rooms ou l’Alhambra, d’offrir des verres de sherry-cotler aux dames et de tenir conversation avec elles, ne saurait avoir sur lui que deux ou trois guinées et une poignée de shillings.

Mais deux cents livres !… pour être volé !… Allons donc !

M. Thomas Elgin faisait ce raisonnement plein de sagesse, et marchait d’un pas rapide en se disant :

– Que diable vont-ils dire, les autres, quand je leur apprendrai que l’abbé Samuel a payé ? C’est bien extraordinaire, en vérité, bien extraordinaire !

Et il allongeait toujours le pas, et bientôt il entra dans Kilburn square.

Mais tout à coup il s’arrêta net et comme s’il eût reçu quelque choc violent sur la tête.

À travers le brouillard, les petits yeux de M. Thomas Elgin avaient fort nettement distingué une voiture devant sa porte.

– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? Qui peut me venir voir à cette heure ?

Et après s’être arrêté, il se mit à courir.

Le cabman dormait sur son siége.

La grille du jardin était fermée, on ne voyait pas de lumière.

M. Thomas Elgin crut que le cabman s’était arrêté là par hasard, et ses terreurs s’évanouirent.

Il tira de sa poche une clef et pénétra dans le jardin.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps, Bulton, Suzannah et l’enfant étaient dans la maison.

Nous les avons vus traverser le parloir, longer le corridor qui menait à la chambre de M. Thomas Elgin, et s’arrêter devant le guichet.

Alors Bulton dit au petit Irlandais :

– Si tu veux revoir ta mère, il faut faire ce que je vais te dire.

– Oui, dit l’enfant avec soumission.

Bulton le prit dans ses bras et l’éleva jusqu’au guichet :

– Essaye de passer ta main là, dit-il.

Non-seulement la main, mais encore le bras, passèrent.

– Retire ta main, dit alors Bulton.

L’enfant obéit encore.

Il ne savait pas ce qu’on attendait de lui, mais ne lui avait-on pas promis qu’il allait revoir sa mère ?

Bulton avait, avec sa trousse de clefs, une paire de petits ciseaux repassés avec soin et qui devaient couper comme un rasoir.

– Prends cela, dit-il encore. Bien. Maintenant repasse ta main et cherche au long de la porte si tu ne trouves pas une corde.

L’enfant exécuta cette manœuvre et dit tout à coup :

– Oui… j’ai une corde sous la main.

– Alors, dit Bulton, coupe-là.

Ralph obéit. Un petit bruit presque imperceptible, arriva aux oreilles de Bulton : c’était la corde coupée qui tombait à terre.

Alors il laissa l’enfant retirer son bras, puis il le mit à terre, et il dit à Suzannah :

– À présent nous n’avons plus peur du pistolet.

Et il chercha dans son trousseau de clefs celle qui devait ouvrir la porte.

– Et maman est là derrière ? demanda l’enfant.

– Oui, certes, répondit Bulton.

La clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et Bulton la poussa.

Mais soudain une détonation épouvantable se fit entendre. C’était le tromblon qui venait de partir.

Deux cris de douleur retentirent, l’un poussé par l’enfant, qui tomba baigné dans son sang ; l’autre par Suzannah, atteinte également à la tête et à la poitrine.

Par une sorte de miracle, Bulton n’avait pas été frappé.

En ce moment une clef tournait dans la serrure de la porte d’entrée.

C’était M. Thomas Elgin, qui accourait en jetant des cris, lui aussi.

Bulton ne s’occupait pas du petit Irlandais, qui se tordait dans une mare de sang. Il se pencha sur Suzannah et l’appela.

Suzannah ne lui répondit point.

– Au voleur ! au voleur ! criait au dehors la voix de Thomas Elgin.

Bulton prit Suzannah dans ses bras, la chargea sur son épaule et s’élança dans le corridor.

En route, il rencontra M. Thomas Elgin qui criait de plus belle et voulait lui barrer le passage.

– Place ! place ! dit-il.

– Ah ! misérable ! ah ! bandit ! exclama l’usurier qui le prit à la gorge et engagea avec lui une lutte dans l’obscurité.

– Place ! répéta Bulton.

Et M. Thomas Elgin s’affaissa en poussant un gémissement sourd.

Le bandit l’avait frappé d’un coup de couteau dans le bas-ventre et il s’enfuyait, emportant sur ses épaules Suzannah évanouie, et laissant aux mains de ceux que la détonation du tromblon allait attirer le petit Irlandais, qu’une balle avait frappé à l’épaule gauche.

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