Suzannah regarda Bulton, au cou de qui sautait l’enfant.
Bulton lui fit un signe imperceptible qui voulait dire :
– Tais-toi donc, c’est pour qu’il fasse ce que nous voudrons.
Le bandit avait arrangé une petite histoire propre à frapper l’imagination de Ralph, et il en avait pris les premiers éléments dans le récit même du pauvre enfant.
Au cri de joie poussé par le petit Irlandais, quelques personnes qui se trouvaient dans le public-house s’étaient retournées.
– Ne fais pas de bruit, lui dit Bulton, ne crie pas, et écoute-moi bien.
Il avait su trouver une voix sympathique et se faire un visage affectueux.
L’enfant qui, le matin encore, avait peur de lui, se sentit pris d’une sorte de tendresse subite pour cet homme qui lui promettait de lui rendre sa mère.
Bulton fit un nouveau signe à Suzannah, et tous trois passèrent dans le parloir du public-house, où il n’y avait personne.
Là, Bulton dit :
– Nous avons le temps… il ne faut pas nous presser… Écoute-moi bien, mon mignon.
Ralph le regardait avec anxiété.
– Ta mère est en prison, dit Bulton.
L’enfant joignit les mains et leva un regard douloureux.
Bulton continua :
– Elle est en prison, comme tu l’étais toi-même, nous as-tu dit, dans une maison particulière. Ceux qui t’ont emmené d’un côté et te battaient, ont emmené ta mère de l’autre.
L’enfant eut un geste de colère.
– Oh ! dit-il, est-ce qu’ils ont osé la battre ?
– Non, mais ils la battront si nous ne la délivrons pas. Heureusement je suis là, moi.
Et Bulton prit un air de matamore qui acheva de convaincre le petit Irlandais.
– Et où est-elle ? demanda Suzannah à son tour.
Cette question faite avec une grande naïveté eût achevé de convaincre Ralph.
– Elle n’est pas bien loin d’ici, dans une maison où on l’a enfermée, continua Bulton.
– Allons vite la délivrer ! dit l’enfant.
Bulton sourit.
– Tu n’es plus un enfant, dit-il, tu es un homme et tu comprendras pourquoi nous ne partons pas de suite.
– Ah ! dit Ralph en le regardant. Eh bien ! pourquoi ?
– Parce qu’il faut attendre que ses gardiens soient couchés et que les rues soient désertes.
Ralph ne fit pas d’objection. Il comprenait vaguement que Bulton devait avoir raison.
Suzannah se remit à parler cette langue verte des voleurs de Londres qui ne pouvait être intelligible pour le petit Irlandais.
– As-tu donc tout préparé ? dit-elle à Bulton.
– Oui. J’ai les fausses clefs. De plus je suis venu en cab et j’ai laissé le cocher à la porte.
– Pourquoi avoir pris un cab ?
– Pour ne pas éveiller de soupçons d’abord. Quand on verra une voiture à la porte, les passants ne feront nullement attention à nous, ils croiront que nous sommes des clients de Thomas Elgin. Ensuite, une fois que nous aurons l’argent, nous filerons plus vite.
– Es-tu donc bien sur qu’il ait de l’argent aujourd’hui ?
– J’en suis certain.
– Comment ?
– Je l’ai vu entrer à la Banque à trois heures et demie.
– Et il ne t’a pas vu, lui ?
– Non. D’ailleurs, je suis bien changé depuis le temps où j’étais son client ; il ne me reconnaîtrait pas.
Bulton regarda la pendule du public-house. Elle marquait huit heures et demie.
– Nous n’avons plus qu’une demi-heure à attendre, dit-il.
– Ah ! dit Suzannah.
– Comme Thomas Elgin sortait de la banque, poursuivit Bulton, je l’ai entendu qui donnait rendez-vous à une personne pour dix heures dans Leicester square. Il ira donc prendre le train de neuf heures à la station.
Quand le sifflet de la locomotive se fera entendre, nous partirons.
– Mais, dit Suzannah, quand nous aurons fait le coup, que ferons-nous de l’enfant ?
– Nous le conduirons à Saint-Gilles, au work-house. Il est à peu près certain que ses parents viendront l’y réclamer.
– Et nous.
– Nous filerons dès demain matin par le South-Eastern-Railway…
– Tu es donc toujours décidé à aller en France ?
– Toujours.
Suzannah sauta au cou de Bulton.
Ils causèrent ainsi quelques minutes encore ; puis le bandit se leva, jeta une demi-couronne sur le comptoir pour payer la dépense et sortit le premier.
Suzannah reprit l’enfant par la main :
– Viens, dit-elle.
– Madame, demanda Ralph, bien sûr, n’est-ce pas, que nous allons revoir maman ?
– Oui, mon mignon.
Le cab dont avait parlé Bulton était, en effet, à la porte du public-house.
Suzannah y monta la première, fit asseoir Ralph auprès d’elle et Bulton monta à côté du cocher.
– Où allons-nous ? demanda le cabman.
– Kilburn square, je t’arrêterai à la porte, dit Bulton ; mais auparavant, passe devant la station du railway.
On entendait dans le lointain le sifflet du train et Bulton n’était pas fâché de voir partir Thomas Elgin.
Sur son ordre, le cocher alla lentement, et, comme il arrivait devant la station, Bulton aperçut un homme qui se dirigeait en toute hâte vers le guichet.
Cet homme, enveloppé dans un chaud imperméable, marchait le nez au vent, les mains dans les poches, avec un petit air de satisfaction.
C’était M. Thomas Elgin.
Bulton vit l’usurier monter les marches de la station, s’approcher du guichet et demander un ticket.
– À présent, pensa le bandit, nous sommes tranquilles, et tout ira bien. Kilburn square, et rondement.
Le cocher anglais est l’homme discret par excellence. Il voit tout et ne regarde rien, entend tout et ne cherche pas même à comprendre.
Il serait témoin d’un assassinat que l’idée d’appeler le policeman ne lui viendrait même pas.
Celui qui conduisait Bulton ne se demanda seulement pas pourquoi on l’avait fait passer par la gare du chemin de fer, ce qui était, en partant du public-house, le chemin le plus long, et fouettant son cheval, il arriva à Kilburn square.
– Vois-tu cette maison blanche, là, à droite ? dit Bulton. C’est là.
Le cab s’arrêta.
Suzannah descendit, donnant toujours la main à l’enfant.
La soirée était brumeuse, le square désert, et la lueur des réverbères ne perçait qu’imparfaitement le brouillard.
Bulton était fort proprement vêtu, et il avait l’air d’un parfait gentleman.
Il y aurait eu du monde dans le square, que nul n’aurait trouvé extraordinaire que cet homme s’arrêtât devant la grille de la maison, tirât une petite clef de sa poche et l’ouvrit.
À Londres, dans les quartiers excentriques et non commerçants, il y a devant chaque maison un petit jardin de six à huit mètres de profondeur.
Bulton, Suzannah et l’enfant traversèrent ce jardin et arrivèrent à la porte d’entrée.
Là, le bandit fit usage d’une nouvelle clef qui tourna dans la serrure aussi facilement que la première, et les deux voleurs et leur innocent complice se trouvèrent dans la maison.
Ils avaient devant eux un vestibule dallé en marbre avec des murs peints et vernis, quelques siéges d’acajou et un dressoir.
Bulton avait tiré de sa poche une de ces bougies minces et repliées sur elles-mêmes comme un écheveau, auxquelles on a donné le nom de rats de cave, puis il l’avait allumée à l’aide d’un briquet phosphorique.
– Et c’est ici qu’est maman ? dit l’enfant joyeux.
– Oui, silence ! répondit Bulton.
Au fond du vestibule, il y avait une porte complétement fermée au pêne.
Bulton, qui marchait le premier, l’ouvrit, et Ralph aperçut un parloir qui ressemblait vaguement à celui de mistress Fanoche.
Il en conclut que Bulton lui avait dit vrai et que sa mère devait se trouver dans cette maison.
En face de la porte d’entrée du parloir, il y en avait une autre qui était masquée par un rideau.
Celle-là donnait sur un corridor et, à l’extrémité de ce corridor, on en voyait une troisième.
– C’est là, dit Bulton.
Et il montra à Suzannah une petite moulure carrée percée dans le milieu.