VII

Occupons-nous maintenant un moment de M. Thomas Elgin, et pénétrons dans le bureau qu’il avait à Londres, en rétrogradant de quelques heures.

M. Thomas Elgin sortait de la banque où il avait pris une somme de deux mille livres, pour les éventualités de son petit commerce, lequel allait aussi bien le dimanche que les autres jours.

Puis, avant de prendre l’omnibus qui devait le conduire à Kilburn square, il avait donné rendez-vous à un petit bourgeois de ses amis, avec lequel il passait volontiers ses soirées, soit à Argyll-rooms, soit à l’Alhambra.

Enfin, il s’était souvenu qu’il avait oublié de répondre à deux de ses correspondants de Dublin et, au lieu de retourner à son domicile privé, il avait passé par son bureau, une sorte d’échoppe située au fond d’un passage dans Oxford street.

– Je dînerai une demi-heure plus tard, s’était-il dit ; mais il faut que j’écrive ce soir, car la poste ne part pas le dimanche.

Tandis qu’après avoir mis, en homme soigneux qu’il était, ses manches de lustrine, il taillait sa plume auprès d’un petit poêle où brûlait un maigre feu de coke, il entendit frapper à la porte.

– Entrez ! dit-il sans se déranger.

Mais à peine la porte se fut-elle ouverte, que M. Thomas Elgin se leva vivement, perdit son air arrogant et hautain, ôta vivement son chapeau et salua avec une politesse obséquieuse.

Le personnage qui venait de franchir le seuil de l’ignoble boutique de l’usurier, était un homme de haute mine, entièrement vêtu de noir, jeune encore, mais complètement chauve, et dont l’œil bleu accusait une énergique volonté.

– Vous ne m’attendiez peut-être pas, M. Elgin ? dit-il.

– En effet, Votre Honneur, j’étais loin de supposer… Je ne croyais pas…

– M. Thomas Elgin, dit l’inconnu, je n’ai pas le temps de causer longuement avec vous. Nous irons donc vite en besogne, si vous le voulez bien.

– J’attends que Votre Honneur daigne m’expliquer…

– Vous avez fait arrêter l’abbé Samuel ?

– Oui, Votre Honneur.

– C’est bien, mais ce n’est pas assez…

Thomas Elgin regarda son visiteur.

– L’abbé Samuel n’a pu célébrer la messe à Saint-Gilles le 26 octobre.

– Il a été arrêté à six heures du matin.

– Et un grand danger qui menaçait la cause que je sers et que vous servez, par cela même, a été évité, poursuivit l’homme vêtu de noir. Quatre hommes dangereux pour l’Angleterre, que cette cérémonie religieuse devait réunir, le cherchent inutilement dans Londres et ne peuvent le retrouver.

Nous, au contraire, nous avons les yeux sur eux et ils ne nous échapperont pas.

– Ah ! fit Thomas Elgin.

– L’un d’eux, reprit le visiteur, a été volé en débarquant à Liverpool. Il venait d’Amérique et était muni d’une lettre de crédit sur la maison de banque Davis-Humphrey et Co.

La lettre de crédit ayant disparu avec son portefeuille, il se trouve sans ressources. Un de nos émissaires, qui le suit nuit et jour, lui a persuadé de s’adresser à vous ; et demain, dimanche, il ira frapper à la porte de votre maison, dans Kilburn square. Il vous demandera mille livres pour un mois, vous lui en offrirez trois mille.

– Trois mille livres ! exclama M. Thomas Elgin ; mais, Votre Honneur, cette somme…

– Vous ne l’avez pas sur vous ?

– Non, mon argent est à la Banque, et la Banque est fermée jusqu’à lundi.

– Aussi, dit l’inconnu en souriant, je vous l’apporte.

Il déboutonna sa redingote noire, tira de sa poche un portefeuille et de ce portefeuille une poignée de bank-notes qu’il étala devant M. Thomas Elgin en lui disant :

– Comptez.

L’usurier prit l’argent et le mit, à son tour, dans sa poche.

– C’est là tout ce que j’avais à vous dire pour le moment, dit l’inconnu, M. Elgin.

– Je suis votre serviteur très-humble, Votre Honneur, dit l’usurier, qui reconduisit son visiteur avec une politesse servile.

– Hé ! hé ! se dit M. Thomas Elgin, jamais je n’aurai eu cinq mille livres chez moi, dans Kilburn square ; il faudra, ce soir, prendre quelques petites précautions.

Et il sauta dans un cab et se rendit chez lui, où il arriva vers dix heures.

La description que Bulton avait faite à Suzannah, de la pièce où M. Thomas Elgin avait sa caisse, était parfaitement exacte.

La porte avait un petit guichet, par lequel M. Elgin voyait, avant d’ouvrir, à qui il avait affaire.

L’usurier, qui était toujours seul dans la semaine, vivait chez lui le dimanche, et gardait tout le jour sa femme de ménage, qui introduisait les visiteurs.

Il rentra donc chez lui, s’enferma dans son bureau, ouvrit sa caisse et y mit les deux mille livres, qu’il avait prises à la Banque, et les trois mille que lui avait apportées l’homme vêtu de noir.

– Il faut tout prévoir, se dit-il alors.

Le canon de pistolet posé sur un affût, dont avait parlé Bulton, existait réellement.

Le mécanisme était d’une simplicité formidable.

L’affût était un morceau de bois enfoncé dans une large rondelle de plomb.

Le pistolet, qui était à deux coups, était posé sur ce morceau de bois, en face de la porte, et une ficelle attachée à la détente, passait dans un anneau enfoncé dans le mur et venait se rattacher à la porte, au-dessous du guichet.

La porte, en s’ouvrant, pesait sur la ficelle, la tendait et faisait partir le pistolet, qui tuait le voleur.

Bulton avait parfaitement étudié et compris ce mécanisme, qu’il avait observé en s’introduisant un jour dans le jardin de la maison, sous l’habit d’un des jardiniers du square, et en regardant dans la pièce par la fenêtre, qui était garnie d’énormes barreaux de fer.

Le bandit avait même songé un moment à tourner la difficulté en sciant l’un des barreaux, mais il avait calculé que ce travail dans lequel il pouvait être surpris, ne durerait pas moins de sept ou huit heures, et l’idée de se servir des petites mains de Ralph pour couper la corde, lui avait paru meilleure.

Seulement, Bulton croyait tout savoir, et ne savait pas tout.

M. Thomas Elgin avait un luxe de précaution pour les grandes circonstances.

Quand il n’avait dans sa caisse que mille ou quinze cents livres, le pistolet suffisait.

Dans les grandes occasions, il employait le canon.

Ce canon était une espèce de tromblon évasé qu’il fixait sur sa caisse, chargé à mitraille, la gueule inclinée de haut en bas vers la porte et qu’une deuxième ficelle placée différemment mettait en contact avec elle.

Cinq mille livres sterling, c’est-à-dire cent vingt-cinq mille francs ne sont point une bagatelle.

Quand il eut donc refermé sa caisse, M. Thomas Elgin, l’usurier, disposa son tromblon, le pointa, fit passer la ficelle dans l’anneau du mur et la rattacha, non à la serrure, mais à un verrou qui se trouvait tout en haut de la porte, à droite du guichet.

En atteignant celui-ci, en regardant de haut en bas, on pouvait apercevoir la corde du pistolet, mais il était impossible de voir celle du tromblon.

Cela fait, M. Thomas Elgin ne songea point, comme on le pense, à sortir par la porte.

Il écarta un peu son lit, car c’était dans cette pièce qu’il couchait, pressa une feuille du parquet et cette feuille s’ouvrit et laissa voir un petit escalier qui descendait dans le sous-sol.

Cette issue secrète était si habilement ménagée que Bulton ne l’avait point devinée, et qu’il se creusait encore la tête, le matin même, pour savoir comment M. Thomas Elgin sortait de sa chambre, une fois le pistolet placé sur son affût.

M. Thomas Elgin sortit donc de chez lui par le sous-sol, ferma la grille du jardin comme à l’ordinaire, et s’en alla au chemin de fer, ne se doutant pas que le cab qui traversait la station au moment où il rentrait, renfermait des gens qui s’apprêtaient à le dévaliser.

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