Craven se disait, en sortant du public-house, tandis que Shoking et John Colden le suivaient :
– Je me suis chargé de venir chercher le frère de Suzannah et non point de leur expliquer à tous deux ce qui est arrivé. J’ai même eu tort de leur parler de l’enfant.
Ils s’arrangeront entre eux, ça ne me regarde pas !
Comme ils marchaient tous trois d’un pas rapide, ils arrivèrent dans le Brook street en moins d’un quart d’heure.
En route, Shoking s’était adressé un petit monologue dont voici la substance :
– Jenny s’était sauvée parce qu’elle n’avait pas confiance en moi, et de fait elle avait bien un peu raison, puisque j’étais en partie la cause de son entrée chez mistress Fanoche.
Mais, tout à l’heure, je vais lui ramener son enfant, et elle me sautera au cou.
Sans compter que l’homme gris, qui m’a traité d’imbécile pas plus tard qu’hier, me rendra toute sa confiance.
– Qu’est-ce qu’elle me veut donc, ma sœur Suzannah ? demandait John Colden, tandis qu’ils entraient dans le Brook street.
– Ma foi ! tant pis, pensa Craven, autant le lui dire tout de suite.
Et prenant le bras de l’Irlandais :
– Est-ce que tu la vois souvent, ta sœur ? dit-il.
– Jamais. Elle a mal tourné, je ne suis qu’un pauvre cordonnier, mais le fils de mon père ne mange pas du pain mal gagné. Depuis que Suzannah porte des robes de soie, elle n’est plus ma sœur, et si j’ai consenti à te suivre, c’est que tu m’as dit qu’elle avait trouvé un enfant, et que je crois que c’est celui que nous cherchons.
– Écoute, dit Craven en baissant la voix, tu sais peut-être que ta sœur vit avec un homme nommé Bulton ?
– Un voleur ! fit l’Irlandais avec mépris.
– Soit, dit Craven.
– Eh bien ?
– Eh bien, il est arrivé un malheur.
John Colden tressaillit.
– Elle et Bulton ont voulu faire un coup, je ne sais pas lequel, et le coup a raté.
– Alors…
– Suzannah est blessée…
– Blessée ! s’écria John Colden qui oublia en ce moment les torts et la honteuse vie de Suzannah pour ne se souvenir que d’une chose, c’est qu’elle était sa sœur.
Et il se mit à gravir en courant l’escalier tortueux et sombre dans lequel Craven le précédait.
Shoking, plein d’espoir, montait derrière eux et se répétait :
– Enfin ! je vais donc avoir l’enfant !
John Colden, en entrant dans la chambre, se précipita vers le lit sur lequel Suzannah était couchée.
Elle était pâle et la courtine du lit était couverte de sang.
L’Irlandaise jeta un cri.
– Je crois bien que je vais mourir, dit Suzannah.
– Mais non, ma chère, lui dit Craven, je t’assure que tes blessures ne sont pas mortelles.
Quant à Shoking, il s’était arrêté sur le seuil, et jetait un regard éperdu autour de lui.
– Où est l’enfant ? s’écria-t-il enfin.
Bulton se retourna, jeta vers cet homme un sombre regard, et dit :
– Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?
– Ce que je veux ? répondit Shoking, je veux l’enfant.
– Quel enfant ? ricana Bulton.
– L’enfant que cette femme a trouvé.
– Tu ne l’auras pas, dit Bulton.
Shoking serra les poings.
– Oh ! par exemple ! dit-il.
– Il est mort ! ajouta Bulton.
L’Irlandaise et Shoking poussèrent un rugissement de douleur.
En même temps John Colden saisit le bras de sa sœur et lui dit brusquement :
– Je ne sais pas si tu vas mourir, mais, s’il en est ainsi, et si tu veux que Dieu te pardonne, dis-nous où est l’enfant.
Suzannah eut un gémissement sourd.
– Ah ! dit-elle, c’est Bulton qui l’a perdu.
– Perdu ! perdu encore ! exclama Shoking, qui se méprit au sens de ses paroles.
Suzannah prit la main de son frère et lui dit :
– Tu le connais donc ?
– Il s’appelait Ralph, n’est-ce pas, celui que tu as trouvé ?
– Oui.
– Qu’est-il devenu ?
Et l’Irlandais eut un accent menaçant.
– Peut-être est-il mort, peut-être n’est-il que blessé comme moi.
Et Suzannah eut alors le courage de faire à ces deux hommes sa confession tout entière, et Bulton, l’emporté et le farouche, n’osa l’interrompre.
Or, lorsqu’elle eût fini, elle vit une grosse larme rouler sur la joue de John Colden.
– Misérable ! dit-il, savez-vous ce que vous avez fait ? C’est l’Irlande tout entière que vous avez frappée dans cet enfant.
– L’Irlande ! s’écria Suzannah.
– Oui, malheureuse !… et il faut que tu nous dises, avant de mourir, où vous l’avez laissé… peut-être n’est-il que blessé… peut-être…
– Dans Kilburn square, et dans la maison de Thomas Elgin, dit Suzannah.
– Mais tu veux donc m’envoyer à Newgate ? dit Bulton avec un accent de fureur subite.
L’Irlandais John Colden était aussi grand et aussi fort que Bulton.
Il se dressa menaçant devant lui :
– Prends garde ! dit-il, si l’enfant est mort, tu n’auras pas la peine d’aller à Newgate, c’est moi qui te tuerai !
– John ! Bulton ! au nom du nom du ciel ! fit Suzannah mourante et croyant son frère et celui qu’elle aimait prêts à se ruer l’un sur l’autre.
Mais soudain, Craven, qui était descendu un moment, remonta tout bouleversé en disant :
– La police !
– Tonnerre et sang ! s’écria Bulton.
– Il y a une dizaine de policemen dans la rue, dit Craven. Ils viennent sans doute t’arrêter. Sauve-toi, Bulton.
– Mille tonnerres ! hurla Bulton, l’enfant n’est pas mort, et il aura parlé.
– L’enfant n’est pas mort ! s’écria Shoking avec un élan de joie. Oh ! si tu pouvais dire vrai… je crois que je te pardonnerais, bandit !
Mais Bulton ne l’entendit pas.
Il s’était élancé hors de la chambre et, au lieu de descendre l’escalier, il avait grimpé tout en haut de la maison, sachant qu’en cet endroit, il y avait une ouverture qui donnait sur les toits.
Tandis que Bulton se sauvait, la police envahissait la maison d’abord et ensuite le logement du Suzannah.
À sa tête était un constable.
Celui-ci dit en entrant :
– Nous cherchons un homme appelé Bulton.
– L’oiseau s’est envolé, dit Craven.
– Et une fille appelée Suzannah.
– C’est moi, dit l’Irlandaise d’une voix éteinte.
On connaissait Craven pour un voleur de profession ; mais la police anglaise ne prend les gens que lorsqu’ils sont arrêtés en flagrant délit.
On n’avait rien à reprocher à Craven, ce jour-là ; du reste, il n’y avait pas huit jours qu’il était sorti de la prison de Cold Bath-fields.
Le constable l’entendit donc à titre de simple témoin.
Craven affirma que Shoking était venu avec John Colden pour réclamer un enfant, et le constable répondit que cet enfant, en effet, n’avait été que légèrement blessé et qu’il était bien vivant.
– Ah ! monsieur, dit Suzannah en joignant les mains, Bulton et moi nous sommes coupables, mais l’enfant est innocent.
Le constable haussa les épaules.
– Innocent, fit-il, cela vous plaît à dire, mais je puis vous répondre, ma chère, qu’il ira au moulin attendre sa vingtième année.
Shoking et John Colden frissonnèrent à ce terrible mot :
Le moulin.
C’est-à-dire le supplice le plus épouvantable qu’ait pu enfanter l’imagination en délire des justiciers. Une torture sans nom que la libre et philantropique Angleterre applique à ceux qui ont voulu s’approprier le bien d’autrui !
Et Shoking, à qui le constable déclarait qu’il était libre de se retirer, Shoking se mit à fondre en larmes, en murmurant :
– Pauvre petit ! L’homme gris le laissera-t-il donc aller au moulin ?