Que s’était-il passé chez M. Thomas Elgin après la fuite de Bulton, qui emportait Suzannah évanouie ?
C’est ce que nous allons raconter en peu de mots.
La détonation du tromblon avait mis en rumeur ce paisible quartier de Kilburn square, dans lequel il n’y avait ni un public-house ni un magasin, et dont chaque petite maison était habitée par un négociant qui avait ses bureaux dans la Cité.
À Londres, le samedi soir prélude dignement à cette journée mortellement ennuyeuse qu’on appelle le dimanche.
Les bonnes et les cuisinières ont fait toutes leurs provisions. Les maîtres s’enferment après souper et lisent la Bible. Les pianos eux-mêmes sont muets, et Dieu sait si les pianos sont nombreux chez ce peuple antimélomane qu’on appelle le peuple anglais !
Le coup de feu avait donc produit dans Kilburn square l’effet d’un tremblement de terre.
Le plus proche voisin de M. Thomas Elgin était un vieux libraire qui lisait dévotement sa Bible auprès du poêle.
La Bible lui échappa des mains et il appela ses servantes.
Les servantes, toutes tremblantes, n’osaient sortir.
– C’est une explosion de gaz ! dit l’une.
– Non, répondit l’autre, c’est un coup de canon.
Le vieux libraire ramassa sa Bible et la posa sur la cheminée, mit sa calotte de soie et sortit.
Les autres voisins en firent autant, un à un.
Au bout d’un quart d’heure, – Bulton était déjà loin, – il y avait une douzaine de personnes assemblées devant la grille de M. Thomas Elgin.
Cette grille était ouverte ; la porte de la maison l’était pareillement, et de cette maison sortaient des cris de douleur.
Cependant, personne n’osait entrer.
Enfin deux policemen, qui se trouvaient à l’autre extrémité du square, accoururent.
Et comme les policemen entrèrent, la foule pénétra sur leurs pas dans la maison.
On apporta des lumières et on trouva M. Thomas Elgin se roulant sur le sol rougi de sang du vestibule et appelant au secours.
Le coup de couteau de Bulton avait glissé sur les côtes. La blessure, quoique saignant en abondance, n’avait rien de dangereux.
Un médecin qui logeait dans le square et qui était accouru un des premiers, le constata.
– Ah ! les bandits ! ah ! les misérables ! vociférait M. Elgin, ils ont voulu me voler !
On le porta sur un lit, puis tandis que le médecin lui donnait des soins, les policemen firent une perquisition dans la maison et ne tardèrent pas à trouver le petit Irlandais évanoui dans le couloir, au milieu d’une mare de sang.
On apporta l’enfant dans la pièce où était déjà M. Thomas Elgin.
Celui-ci s’écria :
– C’est un des voleurs !
La foule accueillit d’un cri de doute cette accusation.
L’enfant, couvert de sang, avait une figure si angélique et si douce.
D’un autre côté, il était assez difficile d’expliquer sa présence dans cette maison… M. Thomas Elgin avait toujours vécu seul.
Le médecin le déshabilla et constata pareillement que la blessure n’était pas mortelle.
La bourre s’était logée à fleur de chair, sans intéresser ni un os ni un muscle.
On fit revenir l’enfant à lui.
Il promena sur les assistants un long regard étonné et se mit à pleurer.
– Petit brigand, nomme tes complices ! disait Thomas Elgin, qui s’était mis sur son séant.
L’enfant pleurait et ne répondait pas.
L’usurier eut le courage de se relever et, tout sanglant, tout affaibli qu’il était, il se traîna dans le corridor en disant : – Je vais vous prouver qu’il était avec les voleurs !
Et, en effet, il montra le guichet percé dans la porte, il démontra le système infernal de tromblon, il montra la corde coupée du pistolet qui n’était pas parti.
Et Ralph, épouvanté de tout ce monde, cherchant en vain autour de lui une figure amie, avoua que, en effet, il avait passé la main par le guichet et coupé la corde sur l’ordre de Bulton.
Bulton !
Il se souvenait du nom du bandit.
Il parla de sa mère, il prononça le nom de Suzannah.
Ces deux noms furent un trait de lumière pour les policemen.
Ils conduisirent l’enfant à demi mort de peur et souffrant horriblement de sa blessure, à la station de police voisine.
M. Thomas Elgin, affolé de colère et de vengeance, s’y traîna derrière eux et plusieurs personnes le suivirent.
La station de police était dans Oyware road, tout auprès du chemin de fer.
Le magistrat qui y siégeait était un gros homme rougeaud, ventru, emporté et brutal.
– Qu’est-ce que ce gibier de potence que vous m’amenez là ? demanda-t-il en regardant l’enfant d’un air terrible.
Ralph joignit les mains, il se mit à genoux, prouva qu’il n’était pas un voleur.
Le magistrat lui fit répéter sa déposition ; un greffier écrivit.
Ralph prononça de nouveau le nom de Suzannah et celui de Bulton.
Il parla de sa mère qu’il cherchait, de la dame qui l’avait retenu prisonnier et qui le battait ; il raconta sa lamentable histoire avec une lucidité remarquable.
Le magistrat l’écouta en haussant les épaules.
Quant à M. Thomas Elgin, il vociférait de plus belle en disant que tout cela était un conte, et que les voleurs étaient d’une précocité d’intelligence merveilleuse.
Le magistrat, qui se nommait M. Booth, tira sa montre et dit :
– Il est près de dix heures du soir. Demain dimanche, jour de repos, je n’instruirai pas. Conduisez-moi cet enfant en prison, vous me l’amènerez à mon audience de lundi matin.
Ralph eut beau prier et supplier, les policemen le prirent par le bras, le poussèrent rudement devant eux jusqu’à la petite porte qui se trouvait au fond du prétoire.
Cette porte donnait sur un escalier, au bas duquel se trouvait le cachot dans lequel on enferme les prévenus jusqu’à plus ample informé.
– Mais, monsieur, dit le médecin qui avait accompagné Ralph, cet enfant est blessé, et il a besoin de soins.
– Bah ! bah ! répondit le magistrat, il sera toujours guéri trop tôt pour aller au moulin.
Et il ne voulut rien entendre.
En même temps, il consultait une note qui lui avait été transmise de Scotland-Yard, qui est la métropole de police.
Cette note disait que la veille un policeman avait été assassiné, et qu’on soupçonnait, comme l’auteur de ce meurtre, un nommé Bulton, homme mal famé et voleur de profession, qui vivait dans Broock street.
Le magistrat ajouta en marge de cette note la déclaration de l’enfant, et chargea un des policemen de la porter à Scotland-Yard.
Ce qui explique comment, moins d’une heure après, la police se transportait dans le Broock street et envahissait la maison de Bulton.
Quant au malheureux petit Irlandais, on l’avait jeté sur la paille du cabanon infect de la station de police, sans se soucier autrement de cette blessure par laquelle il continuait à perdre son sang.