XIII

Le lendemain matin, comme huit heures sonnaient, la foule était compacte en la pauvre église Saint-Gilles.

Les fidèles étaient pauvrement vêtus, pour la plupart, et quelques-uns étaient nu-pieds.

Femmes, enfants, hommes et vieillards agenouillés sur les dalles froides, avaient les yeux tournés vers le maître autel dont l’officiant n’avait pas encore monté les degrés.

En dépit de la sainte majesté du lieu, il y avait de sourds frémissements et de vagues murmures parmi cette foule.

Anxieuse, elle semblait attendre quelque grand événement.

C’est qu’un bruit s’était répandu depuis trois jours dans le quartier irlandais, un bruit qui avait mis l’inquiétude et fait naître le doute dans tous les cœurs.

On avait dit que ce jeune prêtre au front mystérieux, et qui semblait porter en lui les destinées futures de la pauvre Irlande, avait été arrêté et jeté en prison.

Tout à coup un frémissement parcourut l’église, tous les fronts se courbèrent, tous les cœurs battirent.

La porte de la sacristie venait de s’ouvrir.

Le bedeau marchait le premier, faisant retentir les dalles de sa longue canne.

Puis venaient les enfants de chœur vêtus de rouge.

Enfin apparut le prêtre officiant revêtu de ses habits sacerdotaux.

Et le frémissement redoubla, et tous les cœurs battirent de joie.

Les fidèles avaient reconnu l’abbé Samuel.

Le jeune prêtre monta à l’autel, célébra le service divin au milieu d’un pieux recueillement ; puis, quand il eut dit l’Évangile, il se dépouilla de son étole et monta en chaire.

On eût entendu, sous les voûtes du temple, le vol d’une hirondelle.

– Mes frères, dit alors le jeune prêtre, c’était, il y a quatre jours, le 26 octobre.

À cette heure même, ce jour-là, je devais célébrer la messe, et des frères que nous attendons de pays lointains, qui ne se connaissent pas entre eux, mais qui ont au cœur le même amour de Dieu et de la patrie absente, ces frères, dis-je, devaient se trouver réunis ici.

Sont-ils venus ? Je l’ignore.

S’ils sont parmi vous, je les adjure de se présenter, à l’issue de la messe, à la sacristie.

Et l’abbé Samuel ayant fait cet appel mystérieux, commença son sermon.

Il parla du peuple de Dieu réduit en esclavage et qu’un enfant exposé sur les eaux dans un berceau d’osier avait rendu à la liberté.

Il raconta ce long voyage d’Israël à travers le désert, disant que ceux-là seuls qui avaient toujours eu confiance en Dieu et dont la foi n’avait point été ébranlée avaient vu enfin la terre promise.

Et les fidèles écoutaient cette parole inspirée, et ceux qui songeaient à l’Irlande comprenaient que l’histoire du passé était comme une révélation de l’avenir et que le Moïse de ce nouveau peuple de Dieu venait de naître.

Au pied de la chaire, courbée et sanglotante, il y avait une femme jeune et belle, vêtue de noir, qui écoutait la grave parole du prêtre et attirait tous les regards par sa douloureuse attitude.

C’était, on le devine, la pauvre Irlandaise, la mère de ce malheureux enfant dont nous racontions naguère les poignantes aventures.

Auprès d’elle, il y avait un autre homme que l’on voyait à Saint-Gilles pour la première fois.

Il était vêtu comme tous les autres ; rien, en lui, ne trahissait une condition différente, et cependant tous les regards qui rencontraient le sien se baissèrent, et ceux qui le virent devinèrent en lui, sur-le-champ, un des chefs mystérieux à qui l’Irlande obéissait.

Quand le sermon fut fini, lorsque le prêtre fut remonté à l’autel, cet homme traversa la foule, qui s’ouvrit respectueusement devant lui.

Il conduisait l’Irlandaise par la main et il la mena au seuil du sanctuaire, où elle s’agenouilla de nouveau et continua à pleurer.

Quelle était cette femme ?

Nul ne le savait.

Mais au moment de la communion, on vit l’abbé Samuel descendre du tabernacle, tenant dans ses mains l’ostensoir et s’approcher de cette femme.

Alors elle cessa de pleurer, communia, demeura un moment courbée et recueillie au bord de la sainte table ; puis, se levant, elle reprit la main de son guide inconnu et retourna s’agenouiller au bas de l’église.

Quand l’office fut fini, l’abbé Samuel se retourna et dit :

– Mes frères, avant de nous séparer, prions Dieu pour ceux qui vont mourir.

Et il récita les prières des agonisants.

Qui donc allait mourir ?

L’abbé Samuel ne le dit point.

Seulement, quand la foule commença à sortir de l’église, on vit deux hommes se diriger vers le chœur de deux points opposés.

Ces deux hommes s’inclinèrent ensemble devant l’autel, et entrèrent ensuite dans la sacristie.

Sur quatre, deux seulement avaient entendu l’appel mystérieux, et les deux autres manquaient au rendez-vous.

L’église se vida peu à peu ; puis les portes se fermèrent.

Alors, l’homme gris, car on a deviné que c’était lui, reprit la main de l’Irlandaise et la conduisit à la sacristie, laquelle, dès lors, ne renferma plus que cinq personnes : les deux hommes qui y étaient entrés ensemble, l’Irlandaise et son guide, et l’abbé Samuel, demeuré couvert de son surplis.

Celui-ci regarda l’homme gris et dit avec tristesse :

– Il n’y en a que deux.

– Nous retrouverons les deux autres.

Alors l’abbé Samuel s’adressa au premier des deux hommes et lui dit :

– D’où venez-vous ?

– Du comté de Galles, répondit-il.

– Et vous ? demanda-t-il à l’autre.

– D’Écosse.

– De combien d’hommes disposez-vous ? demanda encore le prêtre.

– De vingt mille, dit le premier.

– De trente mille, dit le second.

Le prêtre regarda l’homme gris.

Celui-ci baissa la tête et dit :

– Ce n’est point encore assez, les temps ne sont pas venus.

– Ils viendront, dit le représentant du comté de Galles, avec un accent de robuste confiance.

L’autre regarda le prêtre :

– Où est l’enfant que nous attendons ? dit-il.

L’abbé Samuel posa sa main sur l’épaule de Jenny l’Irlandaise :

– Voilà sa mère, dit-il.

Cet homme pâlit.

– Puisqu’elle pleure, dit-il, c’est donc qu’il est arrivé malheur à l’enfant ?

– Oui, dit le prêtre, il est aux mains de nos persécuteurs.

– Mais nous le leur arracherons, dit l’homme gris.

Les deux nouveaux venus tressaillirent sous ce regard.

– Qui donc êtes-vous ? fit l’un d’eux.

– Comme vous, répondit-il, je suis chef dans la grande cause que nous servons.

– Votre nom ?

– Je n’en ai pas.

Et comme, à cette étrange réponse, ils se regardaient étonnés, l’homme gris poursuivit :

– Je représente un homme qui est mort pour l’Irlande. J’ai reçu ses instructions et son dernier soupir, car j’étais au pied de son échafaud.

– Et… cet homme ?

– Il s’appelait Falten, dit l’homme gris.

Les deux hommes s’inclinèrent.

Alors l’homme gris se tourna vers l’abbé Samuel et lui dit :

– Mon frère, vous avez bien fait de recommander à nos frères de prier pour ceux qui mourront, car il y aura du sang versé…

Ils tressaillirent tous et la pauvre Irlandaise leva vers le ciel ses yeux pleins de larmes.

– Ne faut-il pas arracher à nos ennemis le Moïse que l’Irlande attend ? dit l’homme gris.

– Le sang des martyrs est fécond, répondit gravement le prêtre, et il régénérera le monde.

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