L’homme gris laissa l’Irlandaise à la garde du prêtre et des deux chefs mystérieux, et il sortit de l’église.
Shoking, le bon et naïf Shoking, l’attendait à la porte.
C’était par Shoking que l’homme gris avait su tout ce qui s’était passé la veille.
Shoking était Anglais et non Irlandais ; Shoking n’était pas catholique.
Plein de respect pour ce culte qui n’était pas le sien, Shoking était demeuré à la porte du temple, et il avait attendu que l’homme gris sortît.
Huit jours auparavant, la cause de l’Irlande était plus qu’indifférente au mendiant ; à présent qu’il avait connu Jenny, l’abbé Samuel, cherché l’enfant, qu’il s’était dévoué à ce personnage mystérieux qui cachait avec tant de soin son nom sous la dénomination bizarre de l’homme gris, Shoking était prêt à verser pour l’Irlande la dernière goutte de son sang.
L’homme gris alla droit à lui.
– As-tu suivi mes instructions ? dit-il.
– Oui, Seigneurie.
Shoking, reconnaissant la supériorité de l’homme gris, avait absolument voulu consacrer cette supériorité par un titre.
– Eh bien ?
– Bulton est arrêté. Je viens du Brook street.
– Comment cela ?
– La nuit dernière, comme je vous l’ai dit, il s’est sauvé par les toits au moment où la police arrivait.
– Bon !
– Mais comme la rue était pleine de policemen, il n’a pas osé descendre et il est demeuré jusqu’au jour caché derrière un tuyau de cheminée.
– Et quand le jour est venu ?…
– Il y avait toujours des policemen dans la rue. Une fenêtre s’est ouverte auprès du tuyau de cheminée.
– Ah !
– Et par cette fenêtre lui est apparue la tête d’un voleur bien connu qui sort de Cold Bath-fields, qu’on appelle Jak.
– Jak, dit l’Oiseau Bleu, n’est-ce pas ?
– C’est cela même, Seigneurie.
– Eh bien ?
– Jak a dit à Bulton : « Viens vite ! J’ai trouvé le moyen de te faire filer. »
Bulton a quitté sa cheminée, et il est entré dans la maison par la croisée à tabatière.
Mais comme il descendait l’escalier, conduit par Jak, plusieurs portes se sont ouvertes, et les policemen cachés dans la maison se sont montrés tout à coup et, se ruant sur lui, l’ont terrassé.
– Jak l’a donc trahi ?
– Oui, Seigneurie.
– Mais pourquoi ?
– D’abord, Seigneurie, reprit Shoking, le metropolitan chief of justice a promis une prime de cent guinées à qui le livrerait.
– Ah ! le misérable !
– Et puis, il paraît que pendant une nuit, tandis que Bulton était sur les toits, le tribunal des voleurs s’est assemblé dans une cave et l’a jugé.
– En vérité !
– Jugé et condamné.
– Quel crime avait-il donc commis ?
– Dans un vol récent accompli avec d’autres, il a détourné à son profit une somme plus forte, de telle façon qu’il a volé les camarades ; alors le tribunal a décidé qu’au lieu de le sauver, on le laisserait prendre. C’est pour cela que l’Oiseau Bleu l’a trahi.
– Et quand il s’est vu entouré, Bulton ne s’est donc pas défendu ?
– Il s’est servi de son couteau et a blessé deux policemen, ce qui fait que son compte est bon, et qu’on l’a mené tout droit à Newgate, où il sera pendu dans dix ou douze jours.
– Et Suzannah ?
– Suzannah est hors d’état d’être transportée, elle a perdu beaucoup de sang.
– Mourra-t-elle ?
– Non, le médecin des pauvres jure qu’elle sera rétablie avant un mois.
La police a décidé qu’on la laisserait dans sa chambre surveillée par une escouade de policemen, jusqu’à son rétablissement.
– Alors, on la conduira en prison ?
– Oui, si les voleurs le veulent…
– Plaît-il ?
– C’est Craven qui m’a donné tous ces détails, poursuivit Shoking. Les voleurs qui ont jugé et condamné Bulton doivent s’assembler de nouveau la nuit prochaine et statuer sur le sort de Suzannah.
– Et comme elle vivait avec Bulton, ils l’abandonneront…
– Ce n’est pas l’avis de tous. Beaucoup disent, qu’à leur point de vue, Suzannah n’est point coupable.
– Et si cette opinion prévaut ?
– On la sauvera.
– Malgré la police ?
– La police ne fait dans le Brook street que ce que les voleurs veulent bien.
Un sourire vint aux lèvres de l’homme gris ; son visage s’éclaira un moment, comme si un lointain souvenir eût traversé son cerveau :
– Singulier peuple que ce peuple anglais ! murmura-t-il.
Puis il ajouta :
– Et John Colden ?
– Je ne l’ai pas revu, mais il doit être en surveillance auprès de la station de police de Kilburn square, où est le pauvre petit.
– Écoute-moi bien, dit alors l’homme gris.
– Parlez, Seigneurie.
– Peut-être ne me reverras-tu par aujourd’hui, mais ne t’en inquiète pas.
Attends ici que l’abbé sorte avec l’Irlandaise. Elle est plus calme, maintenant qu’elle sait où est son enfant.
Nous lui avons caché qu’il était blessé, et elle a foi en nos promesses.
– Ces promesses se réaliseront-elles ? hélas ! fit Shoking d’un ton anxieux.
L’homme gris haussa les épaules.
– Tu es naïf, dit-il. Comment ! tu veux que nous laissions l’enfant tourner le moulin ?
– De quelle façon l’en empêcher ?
L’homme gris sourit et ne répondit pas.
– J’ai bien une idée, moi, dit Shoking.
– Laquelle ?
– On pourrait se réunir au nombre de quarante ou cinquante…
– Et puis ?
– Aller, cette nuit, entourer la station de police et la prendre d’assaut.
– Il n’y a qu’un malheur à cela, dit l’homme gris. À cent pas de la station, il y a une caserne d’infanterie, et nous nous ferions tuer inutilement.
Shoking baissa la tête.
– Ce sera bien autre chose quand l’enfant sera au moulin, dit-il.
– Bah ! dit l’homme gris, je m’en charge.
Et il tendit la main à Shoking, ajoutant :
– Surtout veille bien sur l’Irlandaise.
– Oui, Seigneurie, répondit Shoking, qui demeura en faction à la porte de l’église.
L’homme gris s’en alla.
Il remonta à pied vers Soho-square.
Il y avait là des cabs sur la place.
L’homme gris en prit un.
– Où allons-nous ? demanda le cabman.
– Dans Pall-Mall, répondit l’homme gris.
Et, en montant en voiture, il murmura :
– Voici pourtant quatre jours pleins qu’on ne m’a pas vu chez moi : que va dire mistress Clara, ma digne propriétaire ?
Une demi-heure après, le cab s’arrêtait dans Pall-Mall, la rue aristocratique par excellence, et cela devant une de ces jolies maisons en carton pierre qui sont le dernier mot du haut goût de l’architecture anglaise.
Et comme il était piètrement vêtu de son habit gris, le cabman à qui il mit une demi-couronne dans la main, se dit en s’en allant :
– Que peut donc aller faire ce rough dans ce palais de lord ?
L’homme gris tira une clef de sa poche et entra.