L’homme gris pénétra dans la maison et la porte se referma sur lui.
Une heure s’écoula.
Les passants sont rares dans Pall-Mall.
À Londres, rien n’est désert, en hiver surtout, comme une rue aristocratique.
Cependant, au bout d’une heure, un homme qui était assis au seuil d’une maison voisine, était encore dans la même position.
Cette maison était celle d’un libraire.
Ce libraire, en bon chrétien qu’il était, avait fermé sa boutique, mais il avait laissé ouverte une petite porte dans la devanture, placée auprès d’une chaise sur laquelle il s’était assis, et il s’était mis à lire la Bible.
Le dévot libraire n’était pourtant pas détaché des choses de ce monde au point de se réfugier complétement dans sa lecture.
Il était quelque peu curieux.
Un passant lui donnait des distractions, une voiture qui roulait, une porte voisine qui s’ouvrait, lui faisaient lever le nez.
Quand le cab qui amenait l’homme gris s’était arrêté, le libraire avait posé sa Bible sur son genou et regardé ce dernier.
Comme le cabman, il avait fait cette réflexion que c’était un rough, bien certainement, c’est-à-dire un homme de la lie du peuple, que cet homme qui entrait ainsi dans cette somptueuse demeure.
Cette maison avait, du reste, deux portes, une petite et une grande : une réservée aux piétons, une autre qui s’ouvrait dans le milieu pour livrer passage aux voitures et aux chevaux.
Au bout d’une heure donc, cette dernière s’ouvrit à son tour, sous l’effort de deux valets en livrée rouge et argent, portant culotte courte, bas de soie et perruque poudrée.
Ce fut un nouveau prétexte pour le libraire de quitter la Bible et de lever les yeux.
Il vit alors un élégant cavalier, irréprochablement vêtu et montant un cheval irlandais de pur sang, sortir de la maison.
Derrière lui, un groom, de quatre pieds de haut, enfourchait un robuste double poney d’écosse, un hunter ou cheval de chasse, comme on dit.
Le libraire regarda le cavalier et tressaillit.
– Par saint Georges ! murmura-t-il, je crois que j’ai la berlue. Il est impossible que ce soit là le même homme que j’ai vu entrer tout à l’heure.
Cependant l’élégant cavalier avait une telle ressemblance avec le pauvre diable en habit gris que le libraire avait vu entrer par la petite porte, que la curiosité de ce dernier ne connut plus de bornes.
Il quitta tout à fait sa Bible, sortit sur le pas de la porte et regarda le cavalier, qui s’éloignait au pas, suivi à distance respectueuse par le petit groom.
– Voilà qui est bien extraordinaire ! murmura le pauvre libraire. Je n’aurais jamais cru à de pareilles choses dans un quartier comme le nôtre.
Cependant le cavalier, qui n’était autre d’ailleurs que l’homme gris complétement métamorphosé, s’éloignait. Il remonta Pall-Mall jusqu’à Saint-Jame street, prit cette dernière voie jusqu’à Piccadilly et de là se rendit à Hyde-Park. Il pouvait être alors dix heures du matin.
Bien qu’on fût en hiver, le ciel était d’un gris cendré, et à travers le brouillard glissait un pâle rayon de soleil. Les cavaliers et les amazones, si nombreux en été dans les allées de Hyde-Park, étaient plus que rares ce jour-là.
Cependant l’homme gris croisa une jeune miss à cheval. Tous deux allaient au petit trop en sens inverse ; lui, jouant avec son stik, elle, laissant fouetter au vent son voile bleu.
Ce fut comme un choc électrique.
Leurs regards se rencontrèrent et se heurtèrent comme deux lames d’épée au soleil.
– Miss Ellen ! se dit l’homme gris.
– Lui ! murmura la fille altière de lord Palmure.
Derrière miss Ellen galopait un vieux groom.
Elle se retourna vivement vers lui et lui fit un signe.
Le vieux groom pressa l’allure de son cheval ; mais lorsqu’il arriva auprès de sa maîtresse, l’homme gris était loin.
Il avait passé auprès de miss Ellen et il avait eu l’impertinence de la saluer.
– Paddy ! fit miss Ellen, pâle et frémissante de colère, tu vois ce gentleman ?
– Oui, miss.
– Tu vas le suivre…
Le groom s’inclina.
– Tu le suivras tout le jour et toute la nuit, s’il le faut, et tu ne rentreras à l’hôtel que lorsque tu sauras son nom et sa demeure.
– Oui, miss.
Et le vieux groom tourna bride et se mit à trotter derrière l’homme gris.
Celui-ci s’était retourné à demi sur la selle.
– Hé ! hé ! dit-il, je me doute de la mission qu’on vient de te donner… mais tu ne l’accompliras pas, mon ami.
Et il poussa un peu son cheval.
En même temps, il appela son groom qui vint ranger son double poney côte à côte du pur sang.
Il déboutonna son habit, prit un mignon portefeuille dans la poche de côté, en arracha un feuillet, et passant la bride à son bras, il se mit à écrire sur son genou les lignes suivantes :
« Miss Ellen, vous paraissez désirer savoir qui je suis, d’où je viens et où je vais. J’aurai l’honneur de vous le dire moi-même la nuit prochaine.
Votre serviteur très-humble,
L’INCONNU. »
Puis il plia la feuille du carnet, la remit au groom et lui dit :
– Mets ton cheval au galop, rejoins cette jeune lady que nous venons de rencontrer et remets-lui ce billet.
– Où retrouverai-je Votre Seigneurie ? demanda le petit groom.
– Nulle part. Tu feras quelques détours et tu rentreras.
Le groom de l’homme gris rendit la main à son poney et partit.
Quant à celui de miss Ellen, voyant que l’homme gris s’arrêtait, il avait continué son chemin au pas, prenant une attitude indifférente, comme il convient à un espion qui fait son métier.
L’homme gris reprit sa promenade et remit son cheval au petit galop de chasse.
Le groom Paddy en fit autant.
Alors l’homme gris s’amusa à parcourir une à une toutes les allées de Hyde-Park.
Paddy le suivait toujours.
Il arriva ainsi jusqu’à la rivière serpentine.
– Il faudra bien que tu t’arrêtes là et que tu reviennes au petit pas, pensa le groom.
L’homme gris avait choisi un endroit où la rivière était très-étroite.
Tout à coup, le groom stupéfait, le vit rassembler son cheval, rejeter ses jambes en arrière et enlever le noble animal.
Le saut était large de plusieurs mètres ; mais l’homme gris était un cavalier consommé et son cheval une vaillante bête.
L’animal venait de franchir la rivière, au mépris des ordonnances de police, au mépris des gardiens du parc confondus.
Alors Paddy n’hésita plus.
Il mit les éperons dans le ventre de son cheval et voulut imiter l’homme gris.
Mais le cheval refusa.
Une lutte s’engagea alors entre l’animal et le cavalier.
L’homme triompha et le cheval sauta.
Mais il ne put atteindre l’autre berge et tomba en pleine rivière, tandis que Paddy jetait un cri de rage.
Pendant ce temps, l’homme gris s’éloignait au galop, gagnait Kinsington garden, en sortait par la porte de Lancastre et se perdait dans le dédale des grandes rues qui avoisinent Exbridge road.
Paddy était encore à barbotter dans la vase de la serpentine et parlementait avec deux gardiens du parc, qui voulaient lui déclarer une contravention.
– Maintenant, se dit l’homme gris, allons à Kilburn étudier le terrain et voir s’il n’y a pas moyen d’enlever l’enfant de la cour de police avant demain.
Et il prit le chemin d’Edgware road.