XVI

À Londres, une cour de police correspond à peu près à un commissariat chez nous.

Cependant il y a cette différence que le magistrat de police au lieu d’en référer à l’autorité supérieure, est juge d’instruction en même temps.

Il a le pouvoir de mettre en liberté le prisonnier amené à sa barre et qui se fait souvent assister par un solicitor ou un avocat.

La cour de police de Kilburn avait, nous l’avons dit, pour chef un homme assez brutal, assez mal élevé, M. Booth, mais c’était un homme habile, en même temps.

Depuis dix ans, qu’il était magistrat de police, il avait purgé son district de bien des voleurs et rendu de si éminents services que le metropolitan chief of police l’avait fait complimenter maintes fois.

Bien que ne relevant pas les unes des autres, mais directement de Scotland-Yard, les cours de police des différents quartiers de Londres ont coutume de correspondre entre elles et de se transmettre des renseignements qui sont parfois assez précieux.

M. Booth était un religieux observateur du dimanche, c’est-à-dire qu’il demeurait chez lui ce jour-là, occupé à lire la Bible, et qu’on ne le voyait pas se promener comme un tas d’Anglais sans religion qui attendent avec impatience la clôture des offices et la réouverture des tavernes et des public-houses.

Mais la police est le dragon des sociétés modernes et il ne doit jamais dormir que d’un œil.

Aussi M. Booth, imbu de ce principe, s’était-il enfermé ce jour-là dans un cabinet secret et compulsait-il avec un soin infini les différentes notes qui lui avaient été transmises.

M. Booth était veuf, et on disait même qu’il n’avait guère pleuré sa femme ; en revanche, il avait une fille qu’il adorait.

Cet homme brutal, incivil, qui avait presque toujours la menace à la bouche, adoucissait sa voix et son regard quand la jolie Katt entrait dans son bureau.

Katt avait seize ans ; elle était jolie comme une figure de keepsake ; elle riait à rendre jaloux les anges du paradis, et quand les voleurs qu’on emmenait à la cour de police la rencontraient, d’aventure, dans les corridors, ils se prenaient à espérer la liberté.

Or donc, M. Booth, qui avait assisté aux offices, travaillait en toute liberté de conscience maintenant, lorsque miss Katt entra.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, M. Booth dit d’un ton brutal :

– Qu’est-ce qu’on me veut donc ?

Mais il se retourna, aperçut sa fille et son visage s’éclaira.

– Ah ! c’est toi, mon bijou ? dit-il.

– Oui, petit père.

– Que veux-tu, mon enfant ?

– Comment, petit père, vous travaillez, même le dimanche ?

– Il le faut bien. Ma correspondance est en retard.

– Ah !

– J’ai un rapport à faire sur les événements de cette nuit.

– Je voulais justement vous parler de cela, petit père.

– Hein ! fit M. Booth.

– Vous ne me gronderez pas, petit père ? dit la jeune fille toute tremblante.

– Est-ce que je te gronde jamais, mignonne ?

Et M. Booth attira Katt sur ses genoux et l’embrassa.

– Ce matin, reprit Katt, le médecin est venu…

– Ah ! oui, pour ce petit gibier de potence…

– Il a eu besoin de moi pour le pansement du pauvre enfant, continua miss Katt, et je l’ai aidé.

– Eh bien !

– Mais je suis sûre qu’il est innocent, le pauvre petit, poursuivit Katt.

– Innocent !

– Oh ! oui, petit père, il nous a raconté son histoire… elle est bien touchante…

M. Booth haussa les épaules ; mais, au lieu de rudoyer sa fille, comme il eût certainement rudoyé toute autre personne, il continua à compulser les différentes notes qu’il avait sous les yeux.

Tout à coup, il tressaillit et fronça légèrement le sourcil.

– Qu’est-ce que cela ? fit-il.

Katt n’osa plus parler de l’enfant à qui, on le voit, elle s’intéressait vivement.

Tout à coup M. Booth lui dit :

– Alors, ce garnement vous a raconté son histoire, Katt ?

– Oui, petit père.

– Que vous a-t-il donc dit ?

– Qu’il était arrivé à Londres depuis quatre ou cinq jours seulement.

– Bon !

– Qu’il était Irlandais et que sa mère s’appelait Jenny.

– Après ?

– Qu’on l’en avait séparé, et que deux femmes très-méchantes l’avaient enfermé dans une maison où il y avait un jardin.

– Il m’a dit tout cela hier.

– Enfin, dit encore la jolie Katt, il s’est échappé de cette maison, avec l’espoir de retrouver sa mère, et il s’est mis courir, courir, dans les rues de Londres, jusqu’au moment où il a été rencontré par cette femme du nom de Suzannah, qui l’a emmené chez elle en lui promettant de le conduire à sa mère le lendemain.

– Voilà qui est incroyable ! dit M. Booth, qui tenait toujours à la main la note qui avait attiré son attention.

– Quoi donc, petit père ? dit miss Katt.

– Tenez, reprit le magistrat, voilà une note qui émane de la cour de police de Malborough et qui m’a été transmise par mon collègue. Lisez-la, Katt, et vous verrez qu’elle me semble se rapporter parfaitement à cet enfant.

Miss Katt prit la note et lut :

« Ce matin, lord Palmure, membre de la chambre haute, s’est présenté devant nous, magistrat de police, et nous a fait la déposition suivante :

Un enfant qui l’intéresse au plus haut degré et qui répond au nom de Ralph, âgé de dix ans environ, tout récemment arrivé d’Irlande avec sa mère, a été séparé de cette dernière et volé par deux femmes qui l’ont conduit à Hampsteadt.

L’enfant est parvenu à tromper la surveillance de ces femmes et à prendre la fuite.

Il est hors de doute qu’après avoir erré dans les rues de Londres, il sera arrêté comme vagabond et conduit devant une cour de police quelconque.

Lord Palmure réclame cet enfant et déclare s’en charger. Il promet, en outre, une prime de mille livres à qui le lui ramènera. »

– Oh ! s’écria miss Katt en rendant le document à son père, c’est lui, j’en suis certaine.

– Je le crois comme vous, Katt.

– Il faut remener l’enfant à ce lord, petit père.

– Voilà qui est impossible, mon enfant.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que l’enfant a été associé à un vol, et qu’il faut que lord Palmure vienne le réclamer à ma barre demain.

– Soit, dit la jolie fille, mais il faudrait le prévenir.

– Vous avez raison, Katt, et je vais aller moi-même rendre visite à lord Palmure.

En même temps, M. Booth prit un Indicateur sur son bureau, y chercha le nom de lord Palmure, et trouva que le membre du Parlement habitait Chester street, dans Belgrave square.

Le magistrat prit son chapeau et ses gants.

– Je vais sauter dans un cab, ma mignonne, dit-il, et je serai de retour dans une heure.

– Si on venait faire quelque déclaration à mon bureau, vous appellerez Toby, mon secrétaire, qui est là-haut dans sa chambre, mais vous prendrez les notes vous-même, Katt, car ce Toby est bien le plus ignare imbécile que j’aie jamais connu.

Et M. Booth sortit en se disant :

– Une prime de mille livres ! par saint George, c’est dix années de mes appointements, et ce serait une jolie dot pour Katt.

Il n’y avait pas cinq minutes que M. Booth était parti, lorsque miss Katt, qui était retournée au parloir et avait repris sa Bible, entendit dans la rue le pas d’un cheval.

Curieuse comme toutes les jeunes filles, elle souleva un peu le rideau de la croisée auprès de laquelle elle était assise.

Un élégant cavalier, qui n’était autre que l’homme gris, mettait pied à terre à la porte de la cour de police, jetait un shilling à un petit polisson qui l’avait suivi pieds nus, et lui donnait son cheval à tenir.

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