Avant de pénétrer dans la cour de police avec l’homme gris, voyons d’où il venait.
L’homme gris s’en était allé tout droit à Kilburn square.
Si l’Anglais est long à s’émouvoir, l’émotion persiste, une fois venue.
L’événement qui avait mis en rumeur le square pendant la nuit précédente, était encore l’objet des conversations de toutes les maisons voisines.
Il y avait du monde dans les jardins, du monde aux fenêtres, du monde sur la promenade, tout cela au mépris de la sainteté du dimanche.
Chacun causait et expliquait la chose à sa manière.
M. Thomas Elgin, qui était bien connu pour ses habitudes infâmes d’usure, n’était certes pas l’objet d’une compassion universelle ; quelques bonnes âmes regrettaient même que les voleurs n’eussent pas eu le temps de forcer la caisse.
Plusieurs voisins avaient, non par pitié, mais par curiosité, demandé à voir l’usurier.
La vieille femme de ménage, qui avait reçu de son maître les ordres les plus sévères, avait refusé d’ouvrir sa porte.
À midi, il y avait encore un rassemblement d’une douzaine de personnes devant la porte de M. Thomas Elgin, et les deux policemen préposés à la surveillance du square les avaient vainement invités à se retirer.
Ce fut alors que l’homme gris arriva.
Sa haute mine, sa distinction parfaite et le magnifique cheval qu’il montait, désignèrent tout de suite aux yeux de la foule un membre considérable de l’aristocratie.
Il s’approcha d’un groupe au milieu duquel pérorait le vieux libraire, qui racontait pour la centième fois depuis le matin comment il avait entendu l’explosion du tromblon, et le saluant d’un air protecteur, il lui dit :
– Mon cher, je suis excentrique et curieux, et je note tous les crimes qui se commettent dans Londres.
Le mot excentrique est toujours parfaitement accueilli chez le peuple anglais.
Le bourgeois, le commerçant, l’ouvrier sont des gens positifs qui n’ont ni les moyens, ni le loisir de faire preuve d’excentricité ; au lord seul appartient cette bizarrerie, et on la respecte, on l’admire même, comme on admire et on respecte, en Angleterre, tout ce que fait l’aristocratie.
L’homme gris n’eut pas plutôt prononcé le mot excentrique qu’on l’entoura avec un empressement respectueux.
– Oui, reprit-il, j’ai un album sur lequel j’inscris tous les vols, tous les assassinats, et je ne recule devant aucune peine, devant aucun sacrifice, pour avoir les détails les plus minutieux et les plus exacts.
– Une fort belle occasion ! murmura le libraire en saluant de nouveau.
À Paris, on rirait au nez d’un homme qui parlerait ainsi ; à Londres, on devait trouver tout naturel qu’un lord oisif fit une collection de crimes curieux ; comme on fait une collection de faïences ou une galerie de tableaux.
– Aoh ! poursuivit l’homme gris, je désirerais savoir comment tout s’est passé.
Et il tira de sa poche son calepin, et s’apprêta à prendre des notes.
– Voilà la maison, dit le libraire.
– Et l’homme est-il mort ?
– Non, blessé.
– Qu’était-ce que cet homme ?
– Un banquier.
– Non, dit une voix dans la foule, un usurier !
– Oh ! très-bien ! fit l’homme gris, excentrique ! usurier. Je veux le voir.
– Impossible !
– Pourquoi ? fit-il, fronçant le sourcil comme un homme à qui rien n’a jamais résisté.
– La servante ne veut pas laisser entrer.
– Aoh !
Et l’homme gris descendit de cheval et dix personnes se disputèrent l’honneur de tenir sa monture.
Il sonna à la porte, la servante vint.
– Dites à votre maître, fit-il, que je donne dix guinées à la seule fin de voir sa maison.
La servante fut éblouie par le chiffre, elle rentra dans la maison.
– Thomas Elgin, pensait l’homme gris, n’est pas homme à refuser dix guinées.
Les Anglais restés en dehors de la grille avaient profité de ce temps pour engager des paris.
Les uns tenaient dix shillings que le mylord entrerait, les autres une guinée qu’il n’entrerait pas.
Enfin il y eut un murmure joyeux parmi les uns et un sourd grognement parmi les autres.
La servante rouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer le prétendu lord excentrique.
On avait couché M. Thomas Elgin dans la première pièce à droite du vestibule.
L’homme gris entra et renouvela tout d’une haleine au blessé son petit boniment.
– Excentrique et collectionneur de crimes curieux ! dit-il en terminant.
Et en même temps, il posa une bank-note de dix livres sur la cheminée.
La colère de M. Thomas Elgin s’était calmée et la vue des dix livres le mit en belle humeur.
Il s’empressa de donner à l’homme gris les détails les plus minutieux.
– Oh ! je voudrais voir le tromblon ! dit ce dernier. Je payerais volontiers dix livres de plus.
M. Thomas Elgin n’était que légèrement blessé ; mais n’eût-il plus eu que le souffle, qu’il eût fait un effort suprême pour se lever.
Il sauta donc à bas de son lit, s’enveloppa dans une vieille robe de chambre et dit au prétendu lord :
– Votre Seigneurie peut me suivre.
Alors M. Thomas Elgin montra avec complaisance à l’homme gris le corridor encore inondé de sang, la porte percée d’un guichet, et la chambre où avait eu lieu la détonation.
– Oh ! très-curieux ! très-curieux ! disait l’homme gris, qui avait mis son pince-nez et examinait tout cela avec attention, puis prenait des notes, et puis encore faisait mille questions.
M. Thomas Elgin fut d’une complaisance sans bornes, et il parla du petit Irlandais.
– Aoh ! fit encore l’homme gris, où est-il ?
– En prison.
– Où cela ?
– À la cour de police de Kilburn.
– Je voudrais le voir, et je donnerais bien cinq livres de plus.
– M. Booth ne vous refusera pas sur ma recommandation.
– All reigth ! dit l’homme gris.
Et M. Thomas Elgin écrivit la lettre suivante à M. Booth :
« Mon cher monsieur,
Lord Cornhill – c’était le nom que s’était donné l’homme gris dans cette circonstance – me prie de lui donner un mot d’introduction auprès de vous.
C’est un gentilhomme accompli et excentrique, qui travaille à une collection des plus curieuses, et je ne doute pas que vous ne satisfassiez à sa demande.
Votre obéissant serviteur.
THOMAS ELGIN. »
L’homme gris posa trois autres billets de cinq livres sur la cheminée, remercia M. Thomas Elgin avec effusion, et sortit avec la lettre de recommandation.
Comme il arrivait à la porte extérieure, il trouva la servante qui parlementait avec un homme d’aspect misérable, lequel voulait absolument voir M. Thomas Elgin.
– Je viens pour affaires, disait-il.
– M. Thomas Elgin est malade.
– Dites-lui que je suis étranger, que j’arrive d’Amérique.
À ces mots qui le firent tressaillir, l’homme gris regarda attentivement cet homme.
– Parlez-vous français ? lui demanda-t-il.
– Oui, dit l’Américain.
Alors l’homme gris lui fit un signe mystérieux et rapide.
Un signe qui fit faire à l’Américain un pas en arrière, et auquel il répondit.
– C’est bien, dit l’homme gris, vous êtes un de ceux que nous cherchons et je suis un de ceux que vous cherchez ; n’insistez pas pour entrer dans cette maison et suivez-moi à distance.
Et l’homme gris, qui venait de détruire en quelques mots une des combinaisons machiavéliques auxquelles M. Thomas Elgin se trouvait mêlé, traversa de nouveau le petit jardin et alla reprendre son cheval, que le vieux libraire tenait respectueusement en main.