XX

Retournons maintenant dans le Brook street.

Il est nuit, un brouillard épais couvre Londres. Le Brook street est désert, en apparence du moins.

C’est à huit heures en été, à six heures en hiver, que le Brook street est bruyant.

C’est le moment où les voleurs se réunissent, échangent un mot d’ordre et se répandent ensuite dans la grande ville.

Dès lors, jusqu’au lendemain matin, cette petite rue, ces cours et ces passages infects où la police n’ose pénétrer qu’en force, offrirent l’aspect d’une nécropole.

À peine, çà et là, rencontrera-t-on un invalide du crime que ses enfants nourrissent et qui est trop vieux pour aller en expédition ; une femme qui allaite son marmot, un enfant dont les parents sont en prison et qui pleure sous une porte.

Ce soir-là, pourtant, le Brook street présentait une physionomie différente.

Certaines maisons étaient éclairées, et des ombres glissaient silencieuses au travers du brouillard.

Quand elles passaient devant la maison de Bulton, elles montraient du doigt une fenêtre d’où partait une vive lumière et semblaient se dire :

– C’est là !

C’était là, en effet, que Suzannah blessée et peut-être agonisante était couchée sous la garde d’une escorte de policemen.

Le bandit parisien ne recule devant aucune extrémité et les habitués des carrières d’Amérique jouent aisément du couteau.

Le voleur anglais est plus circonspect.

Mille fois plus sûr de son adresse que de son courage, il a établi avec l’homme de police une lutte d’ingéniosité, et on dirait volontiers de courtoisie.

S’il est pris, il se soumet et n’engage pas un combat inutile. Il sait qu’il ira au moulin, mais il voit Newgate, et la seule chose que craigne un Anglais, c’est la potence.

Tout cela explique comment une demi-douzaine de policemen avaient pu s’installer dans la maison de Bulton, au milieu du Brook street, sans être inquiétés.

Quand les ombres mystérieuses dont nous parlons s’étaient montrées à la fenêtre, elles continuaient leur chemin.

Au bout du Brook street, à gauche, il y a une cour noire, triste, déserte, dans laquelle s’élève une petite maison depuis plus d’un siècle.

Cette maison est un monument ; c’est la pagode du Brook street, le temple de ce singulier quartier ; c’est la demeure du Cartouche anglais, de Jack Sheppard, mort au champ d’honneur, c’est-à-dire sur l’échafaud, il y a déjà plus d’un siècle.

Les voleurs l’ont conservée intacte.

Ils se la montrent avec respect ; de génération en génération, ils se transmettent la légende historique de celui qui l’habita.

Quand un enfant est né dans le Brook street, on le porte en grande pompe sous le porche de la maison et les vieillards lui disent :

– Puisse-tu ressembler à Jack Sheppard !

C’est là le baptême du voleur en herbe.

Cette nuit-là, c’était en cette maison que, deux par deux ou une par une, se dirigeaient les ombres qui traversaient le brouillard.

Elles arrivaient à la porte, frappaient trois coups et la porte s’ouvrait et se refermait aussitôt.

Le brouillard anglais, qui est rouge, donne à toutes choses une forme fantastique.

On aurait donc pu croire que c’était, non des hommes, mais des fantômes.

Les fantômes des compagnons de Jack Sheppard se réunissant la nuit dans sa demeure pour lui faire quelque ovation d’outre-tombe.

Ce qui eût put compléter cette illusion, c’était le silence qui régnait dans la cour, l’absence de lumière aux fenêtres veuves de leurs volets et de leurs carreaux depuis nombre d’années.

Cependant c’étaient bien des hommes qui se réunissaient.

Une fois entrés dans la maison, ils soulevaient une trappe et s’engageaient dans un escalier souterrain.

Cet escalier descendait dans une cave.

Cette cave était la cour de justice des voleurs.

Les hommes qui vivent en dehors de la société ont été obligés de se faire une législation particulière.

Les voleurs ont leur code, leurs juges, leurs exécuteurs de hautes œuvres.

Celui qui est reconnu coupable de trahison, est condamné, et si la condamnation entraîne la peine de mort, il est étranglé, un soir, dans sa maison, ou jeté dans la Tamise par une nuit sombre et pluvieuse.

Or donc, les hommes qui se réunissaient ce soir-là dans la cave de Jack Sheppard, s’étaient assemblés pour juger Suzannah.

– Sommes-nous au complet ? dit l’un d’eux, un vieillard qui paraissait être le président.

– Oui, répondit une voix sur la dernière marche de l’escalier.

– Nous sommes douze ?

– Oui.

– Où est l’accusateur ?

– C’est moi, dit un homme qui n’était autre que Jack, dit l’Oiseau-Bleu.

– Et le défenseur ?

– Me voilà.

Celui-ci était Craven, l’ami de Bulton et de Suzannah.

– Alors, dit le président, commençons.

Et il se couvrit de son bonnet, ni plus ni moins qu’un vrai juge qui prononce les mots sacramentels : la Cour va en délibérer.

Il y avait au fond de la cave une vieille futaille et des bancs.

La futaille servait de table et de bureau, et on avait placé dessus une énorme chandelle de suif.

Les juges s’assirent sur les bancs.

Celui qui avait accepté la qualification d’accusateur fit un pas vers la futaille et se tint debout.

– Vous avez la parole, dit le président.

Alors l’Oiseau-Bleu commença une manière de réquisitoire contre Suzannah.

À ses yeux, Suzannah était coupable.

Elle avait partagé la vie du traître Bulton, s’était associée à ses bénéfices, l’avait aidé à soustraire frauduleusement une part de butin.

On avait livré Bulton à la police ; l’Oiseau-Bleu ne voyait pas pourquoi on n’abandonnait pas Suzannah.

Il termina en concluant que, puisqu’elle était dans les mains de la justice, il fallait l’y laisser.

Le président donna ensuite la parole à Craven.

Craven démontra que Suzannah n’était point coupable ; que, compagne dévouée de Bulton, elle n’avait cependant jamais été mêlée à ses secrets, et que, lorsque Bulton avait trompé ses compagnons, elle l’avait ignoré.

Les conclusions de Craven furent diamétralement opposées à celles de l’Oiseau-Bleu.

Craven demandait qu’on délivrât Suzannah.

Le président résuma les débats et mit la chose aux voix.

Les juges acquittèrent Suzannah.

Du moment où l’Irlandaise n’était pas coupable de complicité avec Bulton, on lui devait aide et assistance.

Donc, il fallait l’arracher à la justice.

Alors le président mit en délibération le choix des moyens.

Mais, en ce moment, il se fit en haut de l’escalier un bruit qui déconcerta quelque peu cet étrange tribunal.

On n’attendait plus personne, et cependant la porte de la maison s’était ouverte et refermée.

Puis on entendit un pas dans l’escalier et, enfin, un homme apparut à l’entrée de la cave.

Les voleurs jetèrent un cri.

Chacun porta la main à ses armes.

Mais l’Oiseau-Bleu cria :

– Je connais monsieur, et il a un fameux coup de poing, allez ! n’ayez pas peur, ce doit être un ami.

– Certainement, répondit le nouveau venu.

Et il s’élança, calme et souriant, au milieu des voleurs.

Ce nouveau venu, c’était l’homme gris !

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