Quelques minutes après, le cab de M. Harris s’arrêtait devant Newgate, à la porte du milieu, qui est celle du logement particulier du gouverneur.
Newgate est la première prison de l’Angleterre.
Le gouverneur titulaire est un colonel.
C’est un haut personnage, qu’on ne voit que dans les grandes occasions, et qui laisse le gros de la besogne à un sous-gouverneur.
Celui-ci se nomme sir Robert M…
C’est un homme de cinquante ans, de robuste apparence, aux cheveux blonds, à l’œil bleu, au visage perpétuellement souriant.
Il porte un uniforme vert, sur la manche gauche duquel il y a un triple galon d’argent, et une casquette ronde en cuir verni, dont la visière est pareillement galonnée.
Sir Robert M… est sous-gouverneur de Newgate depuis plus de vingt ans.
Le contact des prisonniers, le bruit des fers, la lueur sinistre des torches qu’on allume pour dresser l’échafaud, les lugubres apprêts de la toilette des condamnés, n’ont pu assombrir cette nature essentiellement gaie.
Sir Robert M… est l’homme du Royaume-Uni dont l’humeur est la plus charmante.
C’est une bonne fortune pour lui de montrer sa prison à quelque noble étranger que le lord mayor a autorisé à franchir les portes de Newgate.
Ce fut à lui que M. Harris s’adressa.
Sir Robert M… regarda fort curieusement le chirurgien français.
Celui-ci lui plut sans doute, car il lui tendit aussitôt la main.
Du reste, tout homme qui venait visiter Newgate plaisait à sir Robert M…
La porte du milieu, celle du gouverneur, donne sur un corridor ; à droite est le greffe.
Sir Robert M… n’avait qu’à prendre une clef à sa ceinture et à ouvrir une grille pour que, du greffe, les visiteurs se trouvassent dans la geôle ; mais il tenait trop à sa petite mise en scène pour agir ainsi.
– Faites le tour, dit-il à M. Harris.
M. Harris et le chirurgien ressortirent donc et allèrent sonner à la première porte.
On y arrive par un escalier de trois marches.
La porte est en fer, percée d’un guichet, et surmontée de barres de fer en forme de lances, qui arrivent jusqu’au cintre.
Alors M. Harris et M. Firmin Bellecombe (c’était, on s’en souvient, le nom que se donnait le chirurgien) se trouvèrent dans une salle de dix pieds carrés, ayant maintenant le greffe à leur gauche et le logis du portier-consigne à leur droite.
En face d’eux était une autre porte, également en fer, armée d’une énorme serrure et de trois verrous, et si basse que M… Harris, qui était grand, fut obligé de se baisser pour en franchir le seuil, après que sir Robert M… l’eût ouverte. Tous trois se trouvèrent alors dans un couloir assez sombre, qui faisait tout le tour de la prison.
Sir Robert referma la porte et dit en souriant :
– On ne ressort jamais par là.
– Mais, dit M. Harris, sort-on de Newgate ?
– Rarement. Pourtant il y a des exemples…
Et le joyeux gouverneur continua à sourire.
Au bout du corridor, à gauche, se trouvait une salle assez vaste, au milieu de laquelle était une sorte de cage vitrée.
– Qu’est-ce que cela ? dit M. Harris, qui tout alderman qu’il était, n’avait jamais visité la prison.
– C’est le parloir des avocats, dit sir Robert M…
On amène le prisonnier d’un côté, on fait entrer son avocat de l’autre ; tous deux s’asseoient vis-à-vis, auprès de cette table qui est au milieu.
Puis on ferme cette porte.
Deux gardiens se promènent autour de la cage ; ils voient tout ce que font le prisonnier et l’avocat ; mais ils ne peuvent rien entendre de ce qu’ils disent. Ainsi le veut la loi anglaise, qui respecte la liberté de la défense.
Après la salle du parloir s’ouvrait un des corridors cellulaires.
Sir Robert M… ouvrit la porte d’une cellule.
Aussitôt le prisonnier, qui était assis sur son lit et lisait, se leva, se tourna contre le mur et fit le salut militaire.
Sir Robert prit un plaisir extrême à montrer aux deux visiteurs la cellule dans tous ses détails, depuis le lit de sangle qui s’accroche au mur, jusqu’au bec de gaz qui donne de la lumière au prisonnier ; depuis la tablette qui supporte ses effets, son peigne, sa brosse et son éponge, jusqu’à celle où il peut avoir une Bible et différents livres autorisés par le gouverneur.
Toutes les cellules ordinaires sont sur le même modèle.
M. Harris, qui servait d’interprète au Français, car sir Robert M… ne parlait que sa langue maternelle, exprima alors le désir de voir la salle de correction, puis les cachots des condamnés à mort.
La salle de correction est une petite pièce qui n’a rien de sinistre.
Les murs sont blancs, et elle est éclairée par trois croisées qui donnent sur le préau.
Mais il y a au milieu un petit meuble, un outil, un instrument, quelque chose enfin dont on ne peut deviner l’emploi et qui attire l’attention.
C’est une manière de boîte en forme de pupitre, surmontée d’une barre transversale qui lui donne l’air d’un prie-Dieu, et qui est percée de deux trous.
Et comme le Français regardait ce singulier meuble, sir Robert M… le prit par les épaules, le poussa tout contre et, tout aussitôt, il eut les chevilles prises dans le bas et les deux poignets engagés dans la barre transversale.
Alors le sous-gouverneur, riant de plus belle, lui dit :
– Quand vous retournerez dans votre pays, vous pourrez dire que vous avez été au block. C’est ainsi qu’on nomme cet instrument qui nous sert à donner le fouet aux pick-pockets.
Puis, satisfait de l’expérience, sir Robert délivra M. Firmin Bellecombe, ajoutant :
– Maintenant, je vais vous montrer le cachot.
Il avait l’humeur la plus plaisante de la terre, ce bon sir Robert M…
Il conduisit les deux visiteurs au bout d’un corridor, ouvrit une porte, et le Français entra dans une cellule plongée dans une obscurité profonde, si profonde que, lorsque sir Robert eut refermé la porte, M. Harris et son compagnon, qui se trouvaient à deux pas de distance, ne purent le voir.
Et, riant toujours, le sous-gouverneur leur dit :
– En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ai le droit de laisser là trois jours et trois nuits, au pain et à l’eau, un prisonnier insubordonné.
Du cachot, on passa au préau.
C’est une cour longue et étroite, entourée de hautes murailles.
Le Français examina longtemps cet endroit.
– À quoi songez-vous ? demanda sir Robert.
– Je songe qu’il doit être difficile de s’évader d’ici, répondit-il par l’entremise de M. Harris.
Sir Robert haussa les épaules.
– On s’est évadé de Clarkenweld, dit-il, d’Horsemonger Lane, de Bath square, et même de la Tour de Londres, au temps où c’était une prison ; mais de Newgate, jamais !
Et arrivé au bout du préau, il les fit entrer dans un nouveau corridor sur lequel ouvraient deux portes.
C’étaient les cachots des condamnés à mort.
L’une de ces portes était ouverte.
M. Harris, qui s’était avancé, fit tout à coup un pas en arrière.
Il venait d’apercevoir un cadavre couché sur le lit.
Auprès brûlait un cierge mortuaire.
Agenouillés près du lit, deux jeunes gens et deux femmes priaient.
Le cadavre était celui du malheureux supplicié.
Les deux femmes étaient vêtues de longues robes de laine et le visage couvert d’un voile noir.
Les deux jeunes gens portaient le costume des écoliers de Christ’s hospital, les bas jaunes et la soutane bleue, et ils avaient, selon l’ordonnance du roi Édouard VI, la tête nue.
Le cadavre était recouvert d’un drap, et on ne pouvait voir son visage.