VIII

M. Harris, le chef de la maison Harris Johnson et Cie avait sa maison particulière dans Elgin Crescent, tout auprès de Kinsington Garden.

C’est un des quartiers les plus éloignés et les plus tranquilles du West End.

Là, chacun a son habitation donnant sur un square commun.

Ni magasins, ni boutiques, ni maisons de commerce d’aucune sorte.

C’est un quartier moitié aristocratique, moitié bourgeois, où les gens retenus au centre de la ville tout le jour par les affaires, viennent retrouver chaque soir la vie de famille et les joies calmes du foyer.

M. Harris avait une jeune femme, très-mondaine, et qu’il conduisait au bal très-souvent.

La nuit précédente encore, il avait assisté à une fête splendide, qui ne s’était terminée qu’avec les premiers rayons de l’aube.

Donc, M. Harris dormait à peine depuis une heure ou deux, lorsque le commis, expédié par M. Morok, arriva.

M. Morok ne dérangeait pas son patron deux fois par an.

Il avait la haute main sur les affaires courantes, et, pour qu’il envoyât chercher M. Harris, il fallait une circonstance tout à fait extraordinaire.

Un banquier français, arraché à son premier sommeil, eût manifesté une vive mauvaise humeur.

M. Harris se leva sans mot dire, fit sa toilette avec le plus grand calme, et, ayant donné l’ordre qu’on introduisît le commis, il se borna à lui demander s’il savait pourquoi M. Morok le dérangeait.

À quoi le commis répondit qu’un étranger, un Français, s’était présenté dans Old Bailey et demandait instamment à le voir.

– Il est pourvu d’une lettre de crédit ? demanda M. Harris.

– Oui.

– Savez-vous le chiffre ?

– Quarante mille livres.

L’explication était suffisante. Un homme qui peut toucher à la minute quarante mille livres a toujours le droit de déranger un banquier, même quand ce dernier a passé la nuit au bal. M. Harris avait des chevaux, des voitures, et ses équipages étaient remarqués à Hyde Park.

Mais il ne donna pas l’ordre d’atteler.

Avec cette simplicité qui caractérise les Anglais, il sauta dans le cab de son commis et s’assit à côté de lui.

Trois quarts d’heure après, il arrivait dans Old Bailey.

Le Français était toujours là, dans le bureau de M. Morok qui avait cru de son devoir de remettre du coke dans le poêle et de présenter à son hôte deux journaux français qui arrivaient à l’adresse de M. Harris.

M. Harris entra et regarda le Français avec ce flegme dont les Anglais ne se départent jamais.

Il lui adressa la parole en français :

– Je suis monsieur Harris, dit-il, et tout à votre service, monsieur.

– Monsieur, répondit le Français, je vous demande mille pardons de vous avoir dérangé, mais je suis porteur d’une lettre de vos correspondants de Paris.

Et il ouvrit une troisième fois son portefeuille et en tira une enveloppe qui portait le timbre sec de la maison Harris et Johnson, de Paris, rue de la Chaussée d’Antin, 67.

– Veuillez passer dans mon cabinet, monsieur, dit M. Harris, qui ouvrit une porte au fond du bureau de M. Morok, et s’effaça pour laisser passer son visiteur.

Quand ils furent seuls, M. Harris ouvrit la lettre de son correspondant et lut :

« Nous vous adressons M. Firmin Bellecombe, chirurgien, chargé, par l’École de médecine de Paris, de faire des études sur la strangulation. M. Firmin Bellecombe est immensément riche, et il emporte de Paris des traites de plusieurs maisons. Vous ferez honneur à toutes celles qu’il vous présentera.

Nous comptons que vous vous mettrez complétement à sa disposition pour tous les services qu’il pourra vous demander.

M. Firmin Bellecombe désire, notamment, visiter les prisons, et surtout celle de Newgate. Il veut, en outre, faire des expériences sur les corps des suppliciés. Votre position d’alderman vous permettra de lui donner toutes les facilités à ce sujet. »

Cette lettre était pressante, comme on le voit.

M. Harris, après l’avoir lue, regarda son visiteur.

C’était un homme jeune encore, trente-huit ans au plus, qui portait des favoris bruns, et avait une physionomie intelligente.

Son regard surtout avait quelque chose de magnétique et d’impérieux qui frappa M. Harris.

Le banquier lui dit :

– Je suis à vos ordres, monsieur. Que puis-je faire pour vous être agréable ?

– Monsieur, répondit le Français, on a pendu ce matin devant votre porte ?

– Oui.

– Le corps du supplicié a été transporté à l’hôpital Saint-Barthélemy ?

– Je n’en sais rien, mais c’est probable.

– Je désirerais être mis en rapport avec le chirurgien en chef de l’hôpital, et assister à la dissection de ce corps. Que dois-je faire pour cela ?

– Monsieur, répondit M. Barris, cela sera facile du moment où vous aurez un mot d’introduction du lord-maire.

– Et… ce mot ?…

– Je vais m’empresser de vous le procurer.

Sur ce, M. Harris sonna et commanda qu’on lui allât chercher un cab.

– M’accompagnerez-vous, monsieur ? dit-il au chirurgien.

– Comme vous voudrez, répondit celui-ci.

M. Harris reprit son chapeau, son paletot et ses gants, et le Français le suivit.

La distance est courte d’Old Bailey à King’s street, le quartier dans lequel s’élève le Guild hall, c’est-à-dire l’hôtel de ville de la Cité de Londres.

C’est là que le lord-maire a ses bureaux.

Le Français resta dans le cab et M. Harris entra dans l’édifice.

Il en ressortit au bout d’un quart d’heure.

Le lord mayor n’a rien à refuser à un alderman.

M. Harris avait obtenu une carte d’entrée pour Saint-Barthélemy et une pour Newgate.

– Monsieur, dit-il au Français, je vais avoir l’honneur de vous conduire à Saint-Barthélemy. C’est par là que vous voulez commencer, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondit le chirurgien.

Ce dernier avouait ne savoir l’anglais que très-imparfaitement, et M. Harris se montrait heureux de pouvoir lui servir d’interprète.

L’Anglais est froid, il est roide avec les étrangers. Mais si ceux-ci lui sont présentés et recommandés, le masque tombe, et alors il devient hospitalier et serviable à l’excès.

M. Harris considérait déjà le Français comme son hôte, et il se croyait obligé de demeurer entièrement à sa disposition.

Arrivés à Saint-Barthélemy, M. Harris montra sa carte et parlementa un moment avec le concierge.

Puis, après les explications que celui-ci lui donna, M. Harris se tourna vers le Français :

– Monsieur, dit-il, le corps du supplicié n’a point été transporté ici.

– Ah !

– Il est resté à Newgate, où il sera inhumé.

– Sans avoir été disséqué ?

– Les chirurgiens se sont bornés, pour obéir à la loi, à lui faire deux incisions, l’une de haut en bas, l’autre transversale, et ils ont renoncé à la dissection.

– Pourquoi ?

– Mais parce que probablement, comme c’est demain Noël, ils ne veulent pas disséquer.

– Ah ! dit encore le Français. Mais pourrai-je voir le corps ?

– Je l’espère, puisque nous avons une permission pour entrer à Newgate.

Et M. Harris et le chirurgien remontèrent dans le cab qui était resté à la porte.

En ce moment un homme vêtu d’un vieil habit passa tout auprès et échangea un regard furtif avec le Français.

Cet homme n’était autre que Shoking.

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