X

Sire Robert M…, le sous-gouverneur de Newgate, avait remarqué le mouvement répulsif de M. Harris, qui s’était, à la vue du cadavre, vivement rejeté en arrière.

Il le prit par le bras et lui dit en souriant :

– Ne craignez rien, les morts ne sont pas dangereux. C’est ce pauvre Olivier, le Français qui nous a dit adieu ce matin.

Celui que la lettre de recommandation du correspondant de M. Harris qualifiait de chirurgien, était bravement entré dans la cellule.

Mais M. Harris demeurait à la porte.

– Excusez-moi, disait-il à sir Robert M…, c’est plus fort que moi, j’ai de la répugnance à me trouver en présence d’un cadavre.

– Manque d’habitude, dit le jovial sous-gouverneur.

– Et puis, ajouta M. Harris, j’ai connu ce malheureux.

– Ah ! vraiment ?

– Il a été employé chez moi.

Comme le front de M. Harris s’assombrissait de plus en plus, sir Robert crut de son devoir de distraire son visiteur :

– Savez-vous, dit-il, quelles sont ces deux femmes ?

– Non.

– Ce sont des ladies, des dames du plus grand monde.

– Ah ! fit M. Harris d’un air distrait.

Il s’était rangé un peu de côté et ne voyait plus le cadavre. Mais sir Robert M… continua :

– Il y a à Londres et dans les principales villes de la libre Angleterre, une institution fort respectable : le club des Dames des prisons.

Les dames des prisons, continua sir Robert, se recrutent parmi les femmes de la haute société pour la plupart ; elles vont visiter les prisonniers, elles prennent soin de leur famille, elles veillent les morts.

Chaque fois que nous avons une exécution, les Dames des prisons se présentent la veille. Elles sont deux, trois quelquefois. Elles ont le droit de visiter le condamné, de demeurer seules avec lui et de se charger des recommandations qu’il peut avoir à faire à sa famille.

– Ah ! dit M. Harris, on les laisse pénétrer dans le cachot ?

– Avec d’autant plus de facilité que le condamné est hors d’état de faire usage de ses mains et qu’elles n’ont absolument rien à craindre.

Puis le volubile sous-gouverneur poursuivit :

– Elles sont couvertes d’un voile épais, et on ne pourrait les reconnaître.

Quand l’exécution a eu lieu, si les chirurgiens ont renoncé à l’autopsie du corps, elles viennent prier auprès du cadavre, qui n’est enterré que le soir, après le coucher du soleil.

Le Français s’était, pendant ce temps, approché du cadavre.

Les deux femmes n’avaient point bougé.

Seuls, les deux enfants avaient levé la tête vers lui d’un air curieux.

Mais, sans se soucier de savoir si c’était ou non permis par les règlements, il avait soulevé la partie du drap qui recouvrait la tête du cadavre, et jeté un regard furtif sur le cou, pour juger de l’effet produit par la strangulation.

Le visage était tuméfié, la langue pendante et enflée, le cou portait un cercle bleuâtre, et la corde avait dû serrer fortement les chairs.

– Cet homme n’était pas vigoureux, murmura-t-il ; cependant, il n’a dû mourir qu’au bout de sept à huit minutes. John Colden résistera davantage.

Cette réflexion faite, le Français ressortit et trouva dans le couloir sir Robert M…, qui continuait à donner des explications à M. Harris.

– Quant aux deux écoliers de Christ’s hospital que vous voyez-là, disait le sous-gouverneur, je vais vous expliquer leur présence.

– En effet, dit M. Harris, je ne vois pas trop ce qu’ils viennent faire dans ce cachot.

– Vous savez, reprit M. Robert, que le collège a été fondé par le roi Édouard VI. Ce prince qui mourut à l’âge de seize ans était, comme vous savez, le fils de Jeanne Seymour et du roi Henri VIII. Jeanne Seymour avait été dame d’honneur de la précédente reine, la malheureuse Anne de Boleyn.

– Je sais cela, dit M. Harris, qui se piquait de connaître l’histoire de son pays.

– Jeanne avait élevé son fils dans le respect et la vénération de cette princesse infortunée qui avait porté sa tête sur le billot.

Aussi le jeune roi, en fondant Christ’s hospital et créant en faveur des élèves qui y seraient admis différents priviléges, lui imposa-t-il l’obligation de veiller les suppliciés jusqu’à l’heure des funérailles, en mémoire de la royale victime.

À chaque exécution, on choisit le plus ancien écolier et le plus nouveau, et tous deux viennent passer quelques heures auprès du cadavre.

Comme le chirurgien paraissait ne savoir que très-imparfaitement l’anglais, M. Harris, un peu revenu de son émotion, se fit un devoir de lui traduire l’explication donnée par sir Robert M…

Puis ils passèrent de nouveau devant le cachot.

– Vous avez vu un supplicié, dit sir Robert ; je vais vous montrer un condamné à mort.

– Ah ! il y en a donc un autre ? fit M. Harris.

– Oui.

– Depuis quand est-il condamné ?

– Depuis hier.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Bulton.

– Qu’a-t-il fait ?

– C’est lui qui a tenté d’assassiner un banquier, M. Thomas Elgin, dans Kilburn square.

Un sourire dédaigneux vint aux lèvres de M. Harris.

– Oh ! un banquier ? fit-il, vous êtes bien honnête… vous pourriez dire un usurier.

Le sous-gouverneur fit jouer les verrous, et la serrure de la seconde porte qui ouvrait sur le corridor.

Alors des rugissements, qui n’avaient rien d’humain parvinrent aux oreilles des visiteurs.

Bulton, ce colosse au dur visage, était couché sur son lit de camp.

Il avait une ceinture autour du corps, et cette ceinture lui attachait les bras par derrière.

On lui avait pareillement mis des entraves aux pieds.

Bulton hurlait, écumait, maudissait ses juges, criait qu’il ne voulait pas mourir.

Le chirurgien le regarda.

Soudain le bandit se tut.

Cet homme qu’il voyait pour la première fois exerçait sur lui tout à coup une véritable fascination.

Sir Robert, qui était toujours de la plus belle humeur, lui dit :

– À quoi bon vous désoler ainsi, mon ami ? vous ne serez pendu que le 2 janvier. Vous avez sept jours pleins devant vous.

– Je ne veux pas mourir ! hurla Bulton.

– Et puis, c’est si vite fait, dit encore l’excellent sir Robert. Vous n’avez pas le temps de vous en apercevoir. Calcraff est un garçon habile. Il n’y a pas pareil bourreau dans tout le Royaume-Uni. Il y mettra une adresse dont vous serez satisfait.

Et comme il n’y avait plus rien à voir, selon lui, dans le cachot, le sous-gouverneur fit un pas de retraite.

Alors le chirurgien regarda encore une fois Bulton, et il lui fit un signe mystérieux.

Le signe qui reliait entre eux, dans l’immensité de Londres, tous ceux qui songeaient à l’Irlande.

Et Bulton tressaillit et étouffa un cri.

Mais déjà la porte du cachot s’était refermée et le chirurgien avait disparu.

Share on Twitter Share on Facebook