Lorsque, parvenu au bout du Strand, vous êtes entré dans Fleet street, lorsque vous avez coupé perpendiculairement cette immense voie, qu’on appelle Farringdon street sur la rive gauche et Farringdon road sur la rive droite, quand vous venez de passer sous cette porte monumentale qui sépare la cité de Londres de l’agglomération, une rue s’ouvre tout à coup sur votre gauche.
C’est Old Bailey.
Elle n’est ni large ni étroite, et, à première vue, elle n’a rien d’effrayant.
Les maisons sont noires, comme presque toutes celles de la Cité ; la plupart sont occupées par des bureaux. Animées pendant le jour, elles reprennent à la nuit ce morne et silencieux aspect qu’a la Cité tout entière, que les commerçants désertent le soir pour aller habiter les environs.
Un ou deux public-houses sur la gauche, un étal de boucher un peu plus haut ; un peu plus haut encore les murs blancs et le clocher d’une église.
C’est là tout ce que vous apercevez en entrant.
Mais avancez, avancez encore.
Old Bailey n’est plus une rue, c’est une place triangulaire, place étroite, allongée, sinistre, et dont le côté oriental est formé par un triste et silencieux édifice.
C’est Newgate.
Newgate, c’est la Roquette de Londres.
À Paris, on éloigne les prisons du centre de la ville, des beaux quartiers.
Sainte-Pélagie est perdue dans le faubourg Saint-Marcel, Mazas dans le faubourg Saint-Antoine, la Roquette se cache en haut de la rue de Charonne.
Londres a placé Newgate au centre même de la Cité, à deux pas de Saint-Paul, de la Poste, de la Banque et de la Bourse.
Newgate a trois portes sur Old Bailey.
Celle du milieu est affectée aux bureaux du gouverneur et à son logement particulier.
C’est par celle de droite que le prisonnier entre dans le sinistre édifice.
C’est devant celle de gauche que l’échafaud se dresse et par elle que le condamné sort pour aller mourir.
Toutes trois sont exhaussées sur trois marches voûtées et garnies de lances de fer, pourvues de guichets grillagés.
Il n’y a ni poste, ni soldats, ni sentinelles à l’extérieur.
On passe devant Newgate comme devant une maison ordinaire.
La prison fait angle avec une autre rue qui porte son nom, Newgate street.
C’est dans Newgate qu’est le collége Christ’s Hospital.
C’est en haut d’Old Bailey qu’est l’hôpital de Saint-Barthélemy, dont l’amphithéâtre reçoit les corps des suppliciés.
Le jour où la potence se dresse, une heure avant que le condamné monte sur l’échafaud, deux cloches se font entendre et tintent un long glas funèbre. L’une est celle de Saint-Barthélemy, l’autre, celle de Christ’s Hospital.
Elles ne se taisent que lorsque les chirurgiens ont emporté le corps du supplicié.
Comme en France, l’exécution est publique, seulement la potence remplace la guillotine.
Mais l’heure est la même. À cinq heures en été, à sept en hiver.
Dès la veille, le bruit de la lugubre cérémonie circule dans le quartier.
Les négociants qui ont leurs bureaux dans Old Bailey disent alors à leurs employés et à leurs commis :
– Vous pourrez venir une heure plus tard, demain.
Le monde des affaires est matinal à Paris.
À Londres, il l’est moins.
Avant neuf heures, il n’y a pas un comptoir ouvert.
Donc, à dix heures, c’est-à-dire trois heures après, le négociant d’Old Bailey qui arrive par l’omnibus, le penny-boat ou le chemin de fer, ne trouve plus trace du drame épouvantable qu’il aurait pu voir de sa fenêtre.
À cinq heures et demie, bien avant le jour, une escouade de policemen est arrivée dans Old Bailey, escortant une charrette traînée par des hommes, et chargée des bois de justice.
Les policemen ont tendu des deux côtés de la rue une grosse chaîne.
C’est la barrière que le peuple ne doit pas franchir. À six heures, à la lueur des torches, on a dressé l’échafaud et les deux cloches ont commencé à tinter. Alors le peuple est accouru.
Fleuve humain, torrent de guenilles, il est monté des bords de la Tamise, descendu des hauteurs de Hampsteadt, venu des bouges du Wapping, demeurés ouverts toute la nuit, et des rues sinistres de White Chapel, où chaque maison a connaissance d’un supplicié.
Il est accouru de toutes parts, emplissant Farringdon street, et Newgate street, et les abords de Saint-Barthélemy, se perchant sur les toits, s’accroupissant sur les grilles des squares, grimpant sur les arbres.
Mais la place est petite, et, s’il y a beaucoup d’appelés, il y a peu d’élus.
Les élus sont ceux qui arrivent les premiers.
Cependant, personne ne se plaint.
On n’entend pas un cri, pas un murmure.
Ces flots de chair humaine sont plus silencieux que les flots de la mer par des temps calmes.
S’ils causent entre eux, c’est à voix basse.
Un sur cent verra l’échafaud, un sur mille apercevra le condamné.
Qu’importe ! Le plus rapproché du lieu du supplice dira à son voisin ce qu’il voit ; celui-ci le répétera à ses voisins, et, à un quart de mille du hideux spectacle, chacun en apprendra les détails.
À sept heures arrivera le condamné.
S’il est brave, il parlera au peuple.
Si les affres de la mort le tiennent, il se contentera d’embrasser le prêtre, laissera le bonnet noir couvrir sa tête et tomber sur ses épaules, puis la trappe s’affaissera, et tout sera dit.
À huit heures, les chirurgiens constateront la mort, et le cadavre sera enlevé.
Alors, le peuple s’en ira comme il est venu, les chaînes seront enlevées, l’échafaud démoli, et, lorsque le négociant et le banquier arriveront de la campagne, ils se mettront tranquillement à la besogne, comme si de rien n’était.
Or, ce jour-là, avant-veille de la Christmas, Old Bailey avait été témoin d’un semblable spectacle. On avait pendu le matin un pauvre diable de Français, condamné pour avoir assassiné la femme qui partageait sa misère.
Ivres de désespoir tous deux, sans vêtements et sans pain, les deux malheureux avaient résolu d’en finir avec la vie.
Le Français avait tué sa maîtresse d’abord, puis il avait tourné le coutelas fumant vers sa propre poitrine, et sa main tremblante n’était point parvenue à l’y enfoncer tout entier.
Il avait survécu, la cour d’assises l’avait déclaré assassin et condamné à être pendu.
C’était le matin même que le malheureux avait payé sa dette à la justice, et bien qu’il fût près de dix heures et qu’il ne restât pas dans Old Bailey la moindre trace de l’exécution, une certaine animation régnait au seuil des magasins, et les commis s’attroupaient et causaient entre eux.
La maison occupée par la maison de banque Harris Johnson et Cie était surtout en rumeur.
Cela tenait à une circonstance particulière.
La maison Harris avait une succursale à Paris, et le Français qu’on venait de pendre avait été employé dans les bureaux de la maison de Londres, il y avait environ un an.
Le chef de la maison, M. Harris, l’avait congédié parce qu’il l’avait vu gris un dimanche.
Or, M. Harris était un brave homme, au demeurant, et en dépit de son puritanisme religieux, il s’était repenti de sa dureté, lorsqu’il avait appris la fin tragique de son ex-employé.
Il avait même fait de nombreuses démarches, huit jours auparavant, pour obtenir une commutation de peine.
Les commis qui, tous avaient connu le pauvre Olivier, c’était le nom du supplicié, causaient donc entre eux, et celui-là seul qui couchait dans la maison pour garder les bureaux la nuit, avouait s’être mis à la fenêtre et avoir vu l’exécution dans tous ses détails.
– Alors, disait l’un, tu as bien vu ?
– J’ai vu la chose, répondait-il, comme je vous vois.
– A-t-il parlé ?
– Non, il a seulement embrassé le christ que lui présentait le prêtre.
– Un prêtre catholique ?
– Oui. L’abbé Samuel, un Irlandais.
– Est-il mort avec courage ?
– Certainement.
– Voici, le troisième depuis le jour de l’an, dit un autre commis.
– Et il y en a un quatrième qui attend.
– Un condamné ?
– Oui. C’est un nommé Bulton. Il sera pendu lundi prochain.
– Et un cinquième qui va venir, dit un autre commis. Il n’est pas jugé, mais c’est tout comme. C’est un Irlandais qui a assassiné un gardien de Cold bath field.
– Comment l’appelle-t-on ?
– John Colden.
– Messieurs, dit une voix sévère au seuil des bureaux, à l’ouvrage, s’il vous plaît !…
Les commis rentrèrent précipitamment.