La voix qui venait de se faire entendre était celle de monsieur Morok.
Monsieur Morok était le caissier principal de la maison Harris Johnson et Cie.
C’était un rude et terrible homme que monsieur Morok.
Il avait cinquante-neuf ans d’âge et quarante-cinq ans de maison de banque.
À quatorze ans, il était entré comme expéditionnaire dans les bureaux de la maison Harris, au temps du grand-père du banquier actuel.
Petit, gros, rubicond, les lèvres charnues, les dents jaunes et mal plantées, chauve comme un genou, M. Morok ne savait de la vie ordinaire que ce qui se rapporte directement aux opérations de la banque.
Pour lui, le monde était un grand livre immense sur lequel les clients se divisaient en deux catégories, les débiteurs et les créditeurs.
Tout homme qui n’était pas en relations directes ou indirectes avec la maison Harris, n’existait pas.
M. Morok était garçon, il avait horreur des femmes et des enfants, et avait coutume de dire que se mettre en famille était une opération déplorable.
Comme il ne s’était jamais amusé, il avait horreur de ceux qui s’amusent.
Le jour où M. Harris, homme de plaisir, l’avait mis à la tête de la maison, avait été un mauvais jour pour tous les employés. M. Morok voulait qu’on fût exact, qu’on travaillât nuit et jour et qu’on touchât les appointements les plus minimes.
Ce jour-là, M. Morok était arrivé dans Old Bailey de plus méchante humeur que de coutume.
– Je vous demande un peu, mon cher monsieur, disait-il à monsieur Colmans, le teneur de livres qui entra dans sa cage grillée, à l’ouverture des bureaux, je vous demande un peu s’il est raisonnable de nous faire un pareil esclandre dans une rue où s’abritent tant de maisons sérieuses.
Je ne suis pas philanthrope, certes non, et je trouve que la peine de mort est nécessaire ; sans cela on nous pillerait toutes nos caisses. Mais est-ce une raison pour qu’on exécute dans Old Bailey ?
Toute la nuit, la foule qui circulait dans Farringdon, où je demeure, m’a empêché de dormir.
Ce matin, les cloches nous ont cassé la tête.
Voilà qu’il est dix heures, et personne n’est à son poste.
– On ne peut pourtant pas pendre à minuit, observa timidement le teneur de livres.
– Mais on pourrait pendre ailleurs que dans Old Bailey.
– Et où cela, monsieur Morok ?
– Hé ! le sais-je !… Devant White Hall, par exemple, ou dans un quartier quelconque du West End où on n’a rien à faire.
Mais ici, nous sommes des gens sérieux. Outre que cela nous dérange, ces sortes de spectacles sont d’un mauvais exemple pour les jeunes gens.
Voyez-moi tous ces beaux coqs qui sont là plantés devant la porte, au lieu de se mettre à la besogne.
Et sur ces derniers mots, le vertueux M. Morok avait fait entendre cette voix formidable qui était venue troubler la conversation des commis.
Chacun avait regagné sa place dans les bureaux.
Alors M. Morok était rentré dans sa cage et avait procédé à l’ouverture de sa caisse, laquelle avait quatre serrures également compliquées et pourvues chacune d’un mot qu’on changeait tous les huit jours.
Le teneur de livres crut pouvoir continuer la conversation :
– Vous n’avez jamais vu cela, vous M. Morok, dit-il.
– Quoi donc ?
– Une exécution.
– Jamais.
– Cependant il y a longtemps que les bureaux de la maison sont ici.
– Plus de cinquante ans, et il y en a quarante-six que j’y suis.
– Bon ! fit le teneur de livres.
– On pend en moyenne cinq fois par an ; c’est donc, depuis quarante-six ans, environ deux cent trente pendaisons que j’aurais pu voir.
– Et jamais… vous n’avez eu ce courage ?
– Oh ! ce n’est pas cela… quand on pend un homme, c’est qu’il a mérité d’être pendu, et dès lors tout cela m’est absolument égal.
– Vous n’êtes pas curieux ?
– Ce n’est pas cela encore, si je n’ai jamais voulu voir pendre, c’est que je trouve qu’il est ridicule de pendre dans Old Bailey, et je ne veux pas, dès lors, encourager le lord mayor et ses aldermen dans cette funeste habitude.
– Fort bien, dit le teneur de livres, n’êtes-vous donc jamais entré à Newgate ?
– Si, une fois… il y a huit jours. M. Harris, qui a des idées philanthropiques, à faire hausser les épaules, a voulu que j’allasse voir ce misérable Olivier.
– Et vous y êtes allé ?
– Oui.
– Vous avez dû éprouver une bien grande émotion.
– Moi, pas du tout.
– Cependant nous l’avions tous connu.
– Qu’est-ce que cela fait ?
– Ce doit être affreux, l’intérieur de Newgate.
– Je n’y ai fait aucune attention, dit M. Morok.
– Et le cachot des condamnés à mort ?…
– Je ne me souviens plus comment c’était.
Et, ayant fini d’ouvrir sa caisse, M. Morok se mit à tailler sa plume.
Le teneur de livres comprit que son supérieur ne parlerait plus, et il retourna se planter debout devant son pupitre.
– Que tous ces gens-là sont bêtes ! pensait M. Morok ; que peut-il donc y avoir de curieux à voir une prison dans laquelle est un homme qu’on va pendre ?
Et comme il faisait cette réflexion, on frappa au grillage de la caisse.
M. Morok s’approcha et ouvrit le guichet supérieur.
Il se trouva alors en présence d’un homme qui portait des habits de voyage et qui lui dit :
– Parlez-vous français, monsieur ?
– Oui, monsieur, répondit M. Morok, avec un accent britannique. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
– J’arrive de Paris, dit cet homme, et j’ai une lettre de crédit sur votre maison.
– De quelle maison ?
– De la maison Monteaux et Lunel, boulevard Montmartre.
M. Morok allongea la main.
– Donnez, dit-il.
– Je désirerais en outre, poursuivit le Français, parler à M. Harris en personne.
M. Morok répondit dédaigneusement :
– M. Harris ne vient pas avant midi, et il ne reçoit pas aisément. Voyons votre lettre ?
La lettre de crédit était de deux cents livres.
– Faites-moi un reçu au bas, dit M. Morok qui chercha son livre de chèques.
– Cependant, insista le Français, je vous assure que j’ai besoin de parler à M. Harris.
– Alors, écrivez-lui et demandez une audience : peut-être vous recevra-t-il.
– Mais, c’est qu’il faut que je le voie aujourd’hui même.
– C’est impossible.
Et M. Morok détacha le chèque sur lequel il avait inscrit la somme de deux cents livres et apposa la signature de la maison.
Le Français continua :
– Je suis chirurgien, j’ai une mission de mon gouvernement.
– Vous ? fit dédaigneusement M. Morok.
– Et comme je ne connais personne à Londres, M. Harris, qui est alderman, me sera d’un grand secours.
– Mais, mon cher monsieur, dit M. Morok, croyez-vous donc que tous les gens qui ont un crédit de deux cents livres chez nous ?…
– Pardon, dit le Français avec flegme.
Et il ouvrit son portefeuille.
Puis il en tira une feuille rouge qu’il mit sous les yeux de M. Morok stupéfait.
Cette feuille était une autre lettre de crédit.
Il s’y trouvait inscrit le chiffre énorme de quarante mille livres, c’est-à-dire un million de francs, et la signature de la maison Rothschild, de Paris, était au bas.
M. Morok fit un pas en arrière, assujettit de son mieux ses lunettes d’écaille et cria :
– Jérémie ! Jérémie !
À ce nom, un jeune commis accourut.
– Prenez un cab, Jérémie, dit M. Morok, courez à Elgin Crescent, Nothing hill, chez M. Harris, et priez-le de venir au plus vite.
Puis, ouvrant la porte de son grillage, il dit avec empressement au Français, qui souriait :
– Mais donnez-vous donc la peine d’entrer, monsieur.
Et il se hâta d’avancer un fauteuil au voyageur.