XII

Il n’y avait plus rien à voir à Newgate, sauf une chose : les masques en plâtre des derniers suppliciés.

Ces masques sont rangés sur une tablette à l’entrée du greffe.

Sir Robert se prêta à cette exhibition avec la même complaisance.

Alors M. Harris le remercia avec effusion, et le chirurgien français lui donna sa carte.

Le bon sous-gouverneur reconduisit les deux visiteurs jusqu’à la porte principale.

Au moment où il prenait congé d’eux, on sonna.

Le portier-consigne ouvrit, et M. Harris et son compagnon se trouvèrent alors en présence d’un jeune homme vêtu de noir de la tête aux pieds.

C’était un prêtre catholique, le même qui avait assisté, le matin, Olivier allant à l’échafaud, et qui, maintenant, venait dire sur la tombe les dernières prières.

Ce prêtre, on l’a deviné déjà, c’était l’abbé Samuel.

Le Français et lui échangèrent un regard furtif.

Regard que ne surprirent ni le sous-gouverneur ni M. Harris.

Lorsqu’ils furent hors de la prison, M. Harris et le chirurgien respirèrent plus librement.

– Cher monsieur, dit alors le banquier, je suis heureux de vous avoir été agréable.

– Et je vous en suis d’autant plus reconnaissant, monsieur, répliqua celui qui, pour M. Harris, s’appelait le docteur Firmin Bellecombe, que vous paraissez très-impressionnable.

– Je le suis, en effet, et je vous avoue que la vue de ce cadavre…

– Le malheureux avait donc été votre employé ?

– Oui, monsieur, et j’ai fait tout ce qu’il a dépendu de moi pour l’arracher à sa destinée.

Tout en causant, le banquier et son hôte traversèrent Old Bailey et arrivèrent à la porte de la maison occupée par les bureaux de M. Harris.

Le chirurgien avait levé la tête vers les fenêtres du premier étage.

– Que regardez-vous ? demanda le banquier.

– Vos fenêtres, et je me dis qu’elles sont tout à fait en face de l’endroit où se dresse l’échafaud.

– Voudriez-vous donc voir un pareil spectacle ?

– Peut-être…

M. Harris eut un geste de répugnance.

– Monsieur, reprit le Français, je ne suis pas un curieux, mais un médecin qu’on a chargé d’une mission scientifique. Je dois étudier le système pénitentiaire de l’Angleterre, et les effets de la peine de mort par la strangulation. Par conséquent, il est probable que j’aurai de nouveau recours à votre obligeance.

– Je suis tout à votre service, répondit monsieur Harris.

– Je vous demanderai donc, quand il y aura une exécution, de vouloir bien me donner une de vos fenêtres.

– Si cela peut vous être agréable, j’en serai charmé, répondit M. Harris. Au reste, j’espère avoir l’honneur de vous faire une visite et d’aller vous prier à dîner pour le jour qui vous plaira.

Le Français s’inclina.

– Où êtes vous descendu ? continua M. Harris.

– Panton hôtel, Panton street, Haymarkett, répondit le Français.

– Prenez-vous de l’argent ? demanda encore M. Harris.

– Pas aujourd’hui ; mais après Noël, j’aurai recours à votre caisse.

M. Harris tendit la main au Français et ils se séparèrent.

Celui-ci descendit Old Bailey jusqu’à Fleet street et sauta dans un cab.

Puis il dit au cocher, mais en fort bon anglais, cette fois :

– Conduisez moi dans Old Gravel lane, au public-house de master Wandstoon.

Le cocher parut un peu étonné de voir un homme décemment vêtu donner une pareille indication.

Mais il ne fit aucune objection et rendit la main à son cheval, qui descendit vers le pont de Londres, tourna sur la gauche et se mit à côtoyer les docks en prenant ensuite Saint-George street.

Au bout de quelques minutes, le Français arrivait à la porte de ce public-house de sinistre apparence dans lequel, une nuit, Wilton et le cabman, renonçant à noyer l’Irlandaise, avaient bu un verre de gin.

Il n’y avait qu’un seul homme dans le public-house.

Il était assis tout près du comptoir dans lequel trônait majestueusement M. Wandstoon.

Cet homme, c’était Shoking.

À la vue du Français, il se leva avec empressement.

– Eh bien, maître ? dit-il tout bas.

Alors l’homme gris, – car on a deviné sans doute que le prétendu chirurgien qui venait de visiter Newgate avec tant de soin, n’était autre que notre héros, – l’homme gris, disons-nous, secoua la tête.

– Son évasion est impossible, dit-il.

– Impossible !

– Oui, j’ai tout vu, tout parcouru. Il n’y a pas un gardien qui soit à nous. Il ne faut pas songer à une fuite possible…

– Alors, dit Shoking ému, John Colden mourra ?

– Non.

– Pourtant il sera condamné ?

– Sans doute.

– Et comment le sauverez-vous ?

– C’est mon affaire, dit l’homme gris avec calme.

– Mais, dit Shoking, pourquoi donc m’avez-vous donné rendez-vous ici ?

– Parce que l’abbé Samuel doit y venir.

– Quand ?

– Aussitôt que le supplicié de ce matin sera inhumé.

Tout cela avait été dit à voix basse et monsieur Wandstoon, qui lisait le Times avec acharnement, n’avait pu entendre un seul mot.

– Ensuite, poursuivit l’homme gris, c’est par ici que demeure Calcraff.

Ce nom fit tressaillir Shoking.

– Oui, dit-il, Calcraff a sa maison dans Will close square.

– Et Jefferies, un de ses aides, habite Parmington street.

– Précisément.

Puis après un moment de silence, Shoking poursuivit :

– Maître, je ne crois pas que vous ayez l’intention de corrompre Calcraff ; la chose est impossible.

– Ah ! tu crois ! fit l’homme gris en souriant.

– Certes, reprit Shoking, si la chose eût pu se faire, la famille du médecin qu’il a pendu dernièrement, n’y eût manqué. La femme du docteur Sembrok a offert toute sa fortune.

– Et Calcraff a refusé ?

– Oui. Et puis, dit Shoking, que voulez-vous que fasse le bourreau ? il voudrait sauver le patient qu’il ne le pourrait pas.

– Cela est vrai, dit l’homme gris. Cependant…

– Cependant quoi ?

– Le bourreau peut faire son nœud de telle façon que le condamné ne meure pas sur le coup.

– Vraiment ?

– Et si Calcraff ne sait pas cela, je le lui montrerai, moi.

– Oui, mais je vous le répète, Calcraff est incorruptible.

– C’est vrai, mais Jefferies ne l’est peut-être pas.

– Jefferies ?

– Oui.

– Est-ce donc Jefferies qui fait le nœud ?

– Non, c’est Calcraff.

– Alors, je ne comprends plus.

L’homme gris ne sourcilla point.

– Je disais donc, fit-il, que Jefferies demeure dans Parmington street, à deux pas d’ici.

– Bon, fit Shoking.

– Suppose que Jefferies devienne bourreau…

– À la place de Calcraff ?

– Justement.

– Mais Calcraff se porte bien.

– Sans doute.

– Il n’est pas encore mort.

– Mais il peut être malade.

– Alors, dit Shoking, Votre Honneur se trompe encore.

Depuis que l’homme gris avait donné à Shoking le titre de lord, Shoking ne croyait pas devoir l’appeler décemment autrement que Votre Honneur.

Une politesse en vaut une autre.

– Ah ! je me trompe ? fit l’homme gris.

– Oui.

– Comment cela ?

– Si Calcraff tombait malade, on ferait venir, pour le remplacer, le bourreau de Manchester.

– Tu as raison, mais…

– Mais quoi ? fit Shoking.

– Pour faire venir le bourreau de Manchester, il faut avoir le temps. Tu me diras que l’express-train va vite et le télégraphe plus vite que l’un et l’autre.

– Dame !

– Mais il y a des maladies qui vont plus vite encore.

– Je ne comprends toujours pas, dit Shoking.

– Laisse-moi boire un coup, et je m’expliquerai. Je meurs de soif pour le moment.

Et l’homme gris se fit apporter un sherry cobler et porta voluptueusement à ses lèvres la paille qui devait lui servir à l’aspirer lentement.

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