Shoking avait vu faire à l’homme gris tant de choses extraordinaires que rien ne l’étonnait plus.
Néanmoins, comme c’était un esprit éminemment pratique et réfléchi que maître Shoking, il aimait à discuter toutes choses.
L’homme gris aspira la moitié du sherry cobler d’un trait ; puis, regardant son interlocuteur :
– Si tu étais moins intelligent que tu n’es, fit-il, je m’empresserais de te dire que tout cela ne te regarde pas et je me bornerais à faire de toi un instrument.
Mais comme tu es un garçon d’esprit, et que je compte sur ta fidélité absolue.
– Oh ! pour cela, vous avez raison.
– Je crois donc qu’il n’est pas inutile que tu sois au courant de mes projets, au moins jusqu’à un certain point.
– Bon ! dit Shoking, vous avez raison. Je ne fais bien que ce que je comprends.
– Supposons donc, poursuivit l’homme gris, que Jefferies est un garçon corruptible.
– Soit.
– Et que Calcraff tombe malade subitement, non pas la veille, non pas dans la nuit qui précédera l’exécution, mais au moment même où il faudra pendre John Colden.
– Oh ! oh ! fit Shoking.
– Tu penses que l’échafaud dressé, la foule accourue, la toilette du patient achevée et les fameux draps de la cuisine tendus, il n’y aura pas moyen de reculer.
– Ça, c’est vrai.
– Jefferies sera donc chargé de la besogne et fera le nœud comme je l’entendrai.
– Allez, dit Shoking, je vous écoute, mais je continue à ne pas comprendre. Comment voulez-vous que Calcraff tombe subitement malade ?
– Tu vas voir. Il y avait jadis à Paris un exécuteur des hautes œuvres que chaque exécution rendait malade huit jours d’avance. Aussi le jour fatal arrivé, pour se donner du courage, buvait-il force verres d’eau-de-vie et de rhum.
– Oui, dit Shoking, mais Calcraff, lui, ne boit que du lait.
– Je le sais.
– Et le lait ne grise pas.
– Je m’arrangerai pour que la tasse de lait qu’il boira le mette dans l’impossibilité de faire sa besogne.
– Comment cela ?
– C’est mon secret, passons. As-tu encore une objection à me faire ?
– Ah ! je crois bien, fit Shoking.
– Voyons ?
– Je suppose que Calcraff est malade et Jefferies vendu à notre cause.
– Bon !
– Il fait un nœud qui n’amène pas la mort instantanément. Mais John Colden n’en est pas moins pendu. Ce n’est plus qu’une question de temps. Et à moins que la corde ne casse.
– Elle cassera, dit froidement l’homme gris.
– Bon ! mais je suppose que le patient tombe à terre.
– Fort bien.
– On le relèvera et on l’accrochera de nouveau.
– Ah ! ici, dit l’homme gris, je n’ai plus besoin de te faire des confidences. Quand nous serons arrivés au jour de l’exécution, tu verras de quoi il s’agit.
L’homme gris en était là des explications qu’il voulait bien donner à Shoking, quand la porte du public-house s’ouvrit de nouveau.
Cette fois, ce fut l’abbé Samuel qui se montra sur le seuil.
Aussitôt l’homme gris se leva avec empressement et courut à sa rencontre.
– Monsieur l’abbé, lui dit-il, un homme de votre caractère ne doit entrer dans un bouge comme celui-ci que lorsque l’intérêt de la foi et celui de ses ouailles le commandent. Sortons.
– Comme vous voudrez, dit le jeune prêtre.
Shoking s’apprêtait à les suivre.
Mais l’homme gris lui fit signe de rester à sa place, ajoutant :
– Je vais revenir.
Old Gravel lane est une rue déserte tout le jour, et ce n’est que la nuit, quand le Wapping s’éveille et commence sa fangeuse orgie, que le peuple l’envahit peu à peu.
Le prêtre irlandais et l’homme gris se mirent à se promener de long en large.
– C’est fait, dit l’abbé Samuel, le malheureux dort du dernier sommeil, comme dormira bientôt Bulton… comme…
Il s’arrêta frémissant.
– Vous m’avez rencontré sortant de Newgate, dit l’homme gris. J’ai visité la prison en détail, et je me suis assuré qu’il était impossible de faire évader un prisonnier.
– Mon Dieu ! fit l’abbé Samuel en pâlissant, faudra-t-il donc laisser mourir notre frère ?
– Non, dit l’homme gris.
– Alors, que comptez-vous faire ?
– L’enlever.
– Mais où ?
– Sur l’échafaud même.
L’abbé Samuel regarda son interlocuteur.
– Mais comment ? fit-il.
– Les quatre chefs fenians sont toujours à Londres ?
– Oui.
– Et ils vous obéiront aveuglément ?
– Oui, puisque je suis le chef suprême, en attendant que l’enfant ait grandi.
– Alors, dit l’homme gris, je réponds de la vie de John Colden.
Maintenant parlons d’autre chose.
Le prêtre regarda son compagnon d’un air surpris.
– Ne m’avez-vous pas dit, reprit celui-ci, que Jefferies était catholique ?
– Oui, et il s’en cache, de peur de perdre son triste emploi ; mais c’est un catholique tiède. De plus, il n’est point affilié, et on n’oserait le lui proposer.
– Mais il a une fille…
– Une fille toujours malade et qui succombe lentement à une maladie de poitrine. C’est même là le côté intéressant de cet homme aux instincts brutaux et sanguinaires. Il s’est toujours si bien caché, que la pauvre fille le croit un honnête ouvrier des docks.
– Et vous allez la visiter quelquefois ?
– Oui, dit l’abbé Samuel.
– Eh bien ! reprit l’homme gris, m’emmèneriez-vous avec vous ?
J’ai habité les Indes, et, bien que je ne sois pas médecin de profession, je crois avoir apporté un remède puissant contre la phtisie.
Le jeune prêtre secoua la tête.
– Hélas ! dit-il, je crains que l’état de la malade ne soit tellement avancé que tout remède ne soit désormais inutile.
– Qui sait ?
L’abbé Samuel réfléchit un instant.
– Jefferies est farouche, dit-il enfin, un rien l’offusque…
– Il s’adoucira si je lui promets de guérir son enfant.
– Eh bien ! dit l’abbé Samuel, voulez-vous venir voir la pauvre fille ?
– Tout de suite ?
– Oui.
– Allons, dit l’homme gris.
Il rentra dans le public-house et dit à Shoking :
– Attends-moi toujours. Si je ne suis pas revenu dans une heure, tu te feras servir à souper. Mais tu ne bougeras pas d’ici que je ne sois revenu.
– C’est bien, dit Shoking.
Alors l’homme gris rejoignit l’abbé Samuel.
Ils remontèrent Old Gravel lane.
Parmington street est perpendiculaire à cette dernière rue.
C’est une des ruelles les plus tristes et les plus misérables de Londres.
On y rencontre des enfants qui marchent pieds nus et des femmes déguenillées.
Vers le milieu est un public-house, et dans ce public-house s’assemblent une foule de marins, d’ouvriers des docks et de brocanteurs.
C’était précisément dans cette maison que logeaient Jefferies et sa fille.
La nuit était venue quand le prêtre et l’homme gris y arrivèrent.
Tout à coup le premier tressaillit et dit :
– Le voilà !
– Qui donc ? demanda l’homme gris.
– Jefferies. Le voyez-vous ?… là !… assis à cette porte ?
En effet, un homme était assis sur les marches de la porte bâtarde.
Il avait ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses deux mains.
Un rayon du bec de gaz voisin tombait sur son visage, et, sur ce visage, roulaient deux grosses larmes silencieuses.
Le prêtre s’approcha et lui mit une main sur l’épaule.
Le valet de Calcraff se leva tout d’une pièce et murmura :
– Ah ! vous venez trop tard… je crois bien que ma pauvre enfant va mourir…
Et il regarda le prêtre d’un air affolé.