XIV

Il n’y avait pas très-longtemps que Jefferies, le valet du bourreau Calcraff, était venu loger dans Parmington street, trois ou quatre années au plus.

Sa fille était déjà malade, alors, mais à peine devinait-on sa souffrance.

Le mal, dans sa première période, n’avait pas encore pâli son visage, entouré ses grands yeux bleus d’un cercle de bistre et donné à ses mains la transparence de la cire.

Pendant près de deux années, la misérable population de Parmington street avait assisté jour par jour, heure par heure, à la marche inexorable et lente de la phthisie s’emparant de la pauvre créature et la courbant peu à peu vers la tombe.

Le peuple a ses moments de férocité, mais il a aussi ses jours de douceur et de bonté ineffables.

La grande et pâle jeune fille qui cheminait lentement vers la mort, un triste et doux sourire aux lèvres, était devenue l’idole du quartier.

Chaque matin, quand on voyait sortir Jefferies plus triste et plus préoccupé que la veille, on le pressait, on l’entourait, on lui demandait avec anxiété comment se trouvait Jérémiah.

C’était le nom de son enfant.

Qu’était-ce que Jefferies ?

Pendant deux années personne ne l’avait su au juste. Il disait travailler dans les docks, et cela importait peu.

D’ailleurs triste, sombre, farouche, il ne parlait qu’à ceux qui lui demandaient des nouvelles de sa fille.

Quelquefois, le soir, il entrait dans ce public-house qui occupait le rez-de-chaussée de la maison.

On lui servait une pinte de porter ou de pale ale, ou un grog au gin ; il s’asseyait dans un coin, buvait silencieusement, payait et s’en allait.

On avait remarqué, cependant, qu’à certaines époques Jefferies était plus triste et plus inquiet que de coutume.

Pourquoi ?

Longtemps on l’avait ignoré.

La vérité est que Jefferies tremblait, chaque fois qu’il assistait Calcraff dans une exécution, que quelque habitant de Parmington street ne se trouvât parmi la foule avide du sinistre spectacle ; non pour lui, du reste, il bravait l’infamie avec la triste philosophie des gens de sa profession, mais pour son enfant…

Jérémiah avait seize ans ; il y en avait dix que Jefferies était le valet de Calcraff, et la pauvre enfant l’ignorait.

Jefferies tremblait que sa fille ne vînt à l’apprendre, et que cette horrible révélation ne la tuât.

Aussi, au lendemain de chaque exécution, Jefferies se montrait-il moins que d’habitude, quittant Parmington street dès le matin, n’y revenant que le soir, avec la nuit et le brouillard.

Mais il n’est pas de secret qu’on ne parvienne à pénétrer.

La petite place d’Old Bailey est assez étroite pour que la foule soit obligée de se tenir à distance.

Jusque-là, aucun habitant de Parmington street n’avait pu voir l’échafaud d’assez près pour reconnaître dessus Jefferies.

Hélas ! la sinistre vérité s’était fait jour.

Deux hommes de la lie du peuple, deux roughs, habitués de ce public-house fréquenté par Jefferies avaient été favorisés par le sort.

Partis du Wapping la veille d’une exécution, vers onze heures, ils étaient arrivés dans Fleet street, avec le premier flot de cette foule de curieux qui devait grossir jusqu’au jour.

Ils avaient été poussés jusque dans Old Bailey, avaient pu se cramponner aux chaînes tendues par les policemen et s’y tenir accrochés jusqu’au moment de l’exécution.

Alors tous deux avaient pu voir de près Calcraff et son valet, c’est-à-dire Jefferies.

Et lorsque le malheureux père de Jérémiah était revenu le soir dans le public-house, on s’était éloigné de lui avec horreur et on l’avait montré du doigt.

Il s’était mis à fondre en larmes, il s’était jeté à genoux, il avait parlé de sa fille, jurant sur la Bible qu’elle ignorait son triste métier.

Et ces hommes grossiers avaient eu pitié du père, à cause de l’enfant ; et l’enfant n’avait rien su, rien appris…

Maintenant, dans Parmington street, on savait que Jefferies était le valet de Calcraff, mais on aimait la fille qui se mourait et on ne lui reprochait plus sa hideuse profession.

Or, ce soir-là, lorsque l’abbé Samuel et l’homme gris, le voyant assis sur le seuil de sa porte s’approchèrent de lui, Jefferies pleurait.

– Ma fille va mourir, disait-il au prêtre catholique, il est trop tard.

En effet, quand Jefferies était revenu de Newgate, le matin, après l’exécution du Français Olivier, il avait trouvé sa fille couchée.

Pâle, l’œil fiévreux, les lèvres décolorées, elle lui avait dit :

– Ah ! père, tu fais bien de revenir… pour me dire adieu… j’ai lutté longtemps… mais le mal est plus fort que moi… je n’ai plus même le courage de me lever… père, père, je vais mourir…

Il était resté là tout le jour, muet et sombre, au chevet de son enfant, s’arrachant parfois les cheveux ; parfois se mettant à genoux et priant Dieu.

Vers le soir, Jérémiah avait paru s’assoupir, et la fièvre s’était calmée.

Alors, à demi-fou, le pauvre père était sorti ; il s’était promené d’un pas inégal et saccadé dans toutes les rues avoisinantes ; puis il était remonté et avait trouvé sa fille dormant, puis il était redescendu ensuite.

Cette fois, il s’était assis sur le seuil et s’était mis à pleurer, et c’était là que l’abbé Samuel l’avait trouvé.

– Mon ami, lui dit alors le jeune prêtre de cette voix grave et douce qui pénétrait jusqu’au fond de l’âme, Dieu est bon, et il ne faut jamais désespérer de sa clémence. Où est votre fille ?

– Là haut. Elle dort…

– Allons la voir, dit le prêtre.

En ce moment, les yeux de Jefferies s’arrêtèrent sur l’homme gris et un geste d’étonnement et de défiance s’en échappa.

– Mon ami, dit l’homme gris, je suis médecin et j’ai sauvé des gens que tous mes confrères avaient condamnés.

Jefferies jeta un cri.

Puis il regarda l’homme gris avec une avidité sauvage.

– Vous sauveriez mon enfant, vous ? dit-il.

– Peut-être.

– Oh ! c’est qu’alors vous ne seriez pas un homme ordinaire ! reprit Jefferies affolé.

– Voyons votre fille, dit l’homme gris.

Jefferies se leva :

– Venez, dit-il.

Et il s’enfonça d’un pas chancelant dans l’allée noire et humide de la pauvre maison.

– Je connais le chemin, dit l’abbé Samuel à l’homme gris, prenez ma main.

Alors tous trois, dans l’obscurité, gagnèrent un escalier à marches usées.

Jefferies et sa fille logeaient au troisième.

À Londres, où les maisons sont basses, le troisième est généralement le dernier étage, et c’est là que vivent les pauvres gens.

Le logis occupé par Jefferies et sa fille se composait de deux pièces qui se commandaient.

Le lit de la malade était dans la seconde.

Une chandelle brûlait sur le poêle de faïence éteint. Il faisait froid dans cette chambre et il s’en exhalait de fétides émanations.

La poitrinaire dormait toujours.

L’homme gris prit la chandelle, s’approcha du lit sur la pointe des pieds et se mit à examiner attentivement cette figure angélique qui avait déjà le calme auguste de la mort.

En ce moment le visage de l’homme gris, et son regard et son attitude exprimèrent si bien l’autorité de l’homme de science, que le pauvre père et le prêtre suspendirent leur âme à ses lèvres entr’ouvertes.

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