XV

L’homme gris ne se pressait pas de parler.

Il avait approché la chandelle tout près du visage de la malade et il semblait étudier avec une attention pleine de ténacité cette couleur de peau qui tenait le milieu entre le blanc céreux et la stéarine, et qui est bien la couleur de ceux que mine la phthisie.

Puis il se pencha tout près, collant presque son oreille à la poitrine de la jeune fille toujours endormie, et il écouta sa respiration haletante et saccadée.

Enfin il releva la tête et dit :

– Le mal est très-avancé, mais il n’est pas encore à cette limite extrême où tout remède est impuissant, tout secours inutile.

– Vrai ! s’écria l’abbé Samuel en regardant l’homme gris d’un air de doute.

– On peut la sauver, répondit celui-ci.

Quant à Jefferies, il était tombé à genoux devant l’homme gris :

– Oh ! sauvez ma fille, disait-il, sauvez-la, et je vous bénirai, sauvez-la et je serai votre esclave…

Et le malheureux pleurait et priait tout à la fois, se tordant les mains et se traînant aux pieds de cet homme qui venait de déclarer que rien n’était désespéré.

Cette lumière, ces éclats de voix finirent par éveiller la malade.

Elle ouvrit les yeux et poussa un cri d’étonnement, presque d’effroi, en voyant un inconnu à son chevet.

Mais alors l’abbé Samuel s’avança et lui dit :

– Comment allez-vous, mon enfant ?

Elle le reconnut et un pâle sourire vint à ses lèvres.

– Ah ! c’est vous, monsieur l’abbé ? fit-elle, vous êtes bien bon d’être venu me voir.

Son père, toujours à genoux, se tenait à l’écart dans l’ombre.

– Vous êtes bien bon, poursuivit Jérémiah qui ne vit pas Jefferies tout de suite, bien bon d’être venu me voir, monsieur l’abbé… d’autant plus que… c’est peut-être… la dernière fois… Et elle souriait encore, en parlant de sa fin prochaine.

– Mon enfant, répondit l’abbé Samuel, monsieur que voilà, et qui est médecin…

À ces mots, Jérémiah fixa sur l’homme gris son regard ardent et fiévreux ; mais le sourire n’abandonna point ses lèvres.

– Alors, dit-elle, monsieur doit bien voir que je vais mourir.

Soudain Jérémiah entendit un sanglot au pied de son lit.

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, mon père était là ! pardonne-moi… père, pardonne-moi…

– Mon enfant, continua l’abbé Samuel en prenant dans les siennes, cette main longue et diaphane que Jérémiah laissait pendre hors du lit, mon enfant, vous vous trompez… monsieur, qui est médecin, vous dis-je, affirme qu’on peut vous guérir.

– Oh ! fit-elle d’un air de doute.

L’homme gris regardait autour de lui.

– Vous êtes mal ici, dit-il enfin.

Et s’adressant à Jefferies :

– Cette chambre est insalubre et le voisinage des docks empoisonne l’air que vous respirez. Voulez-vous que votre enfant vive ? ajouta-t-il.

– Si je le veux ! s’écria le pauvre père.

– Eh bien ! il faut m’obéir.

– Parlez, monsieur, ordonnez ! dit Jefferies.

– Il faut faire transporter votre fille, dès demain, dans une maison, que je vous indiquerai, et où je la visiterai tous les jours.

L’abbé Samuel dit à son tour :

– Peut-être n’avez-vous pas d’argent, mon pauvre Jefferies ? Mais il ne faut pas vous inquiéter de cela. Monsieur est non-seulement un médecin savant, c’est encore un homme riche et bienfaisant, qui ne reculera devant aucun sacrifice pour sauver votre enfant.

Jefferies baisait les mains du prêtre, comme il avait baisé celles de l’homme gris.

Celui-ci ajouta :

– Je vais vous envoyer tout à l’heure une potion que vous ferez prendre à votre fille. Cette potion calmera la fièvre, lui procurera un sommeil tranquille, et lui permettra, demain, d’avoir assez de force pour se lever.

Jefferies écoutait avec une sorte d’extase.

Cet ascendant moral, que l’homme gris prenait presque aussitôt sur ceux auxquels il adressait la parole, agissait déjà sur le grossier valet de Calcraff.

– L’homme qui vous apportera cette potion, continua-t-il, est un homme à mon service et qui m’est tout dévoué. Il reviendra demain avec une voiture et il vous emmènera, vous et votre fille, dans une maison où je crois que je pourrai la guérir.

En même temps il mit un petit rouleau d’or sur le poêle, fit un signe d’adieu à la poitrinaire qui se demandait si les anges du bon Dieu n’avaient pas pris forme humaine pour la venir visiter, et il sortit en pressant la main du pauvre Jefferies, qui continuait à pleurer, mais de joie, maintenant qu’on lui promettait que sa fille vivrait.

L’abbé Samuel le suivit.

Quand ils furent dehors, ce dernier regarda l’homme gris et lui dit :

– Vraiment, vous croyez qu’on peut encore sauver cette jeune fille ?

– Oui, en disposant des moyens que je vais employer, ce que très-peu de personnes pourraient faire.

– Et… ces moyens ?

– Je ferai transporter Jérémiah à Hampsteadt.

– Dans la maison où est venu le major Waterley ?

– Précisément. Il ne faut guère que l’espace d’une nuit pour préparer la chambre que je lui destine.

– Comment ! la préparer ? fit le prêtre surpris.

– N’avez-vous pas entendu dire que les médecins employaient le goudron pour les maladies de poitrine ?

– En effet.

– Eh bien ! je vais faire enduire de goudron le plafond, les murs et les portes de la chambre qu’elle habitera.

– Ah ! je commence à comprendre.

– Pas encore, dit en souriant l’homme gris. En l’état actuel, le mal de Jérémiah est trop avancé pour que le goudron suffise.

– Alors ?

– Mais… attendez. Il y a dans l’Amérique du Sud, au Paragon, à deux cents milles des côtes, sur les bords de la rivière Parana, une vallée longue de six lieues et large de deux qu’on appelle Hapna.

Cette vallée jouit d’une température assez semblable à celle de Nice ou des îles d’Hyères.

Les Américains du Sud attaqués d’une maladie de poitrine s’y rendent par milliers.

Là, sans remède aucun, et si avancé que soit le mal, ils se guérissent en peu de temps.

Est-ce l’influence du climat ?

Ils le croient tous, mais ils se trompent.

– Qu’est-ce donc, alors ? demanda l’abbé Samuel.

– La vallée renferme en abondance une espèce particulière de pin résineux qui charge l’atmosphère d’émanations bienfaisantes ; et ces émanations guérissent.

– Mais, observa l’abbé Samuel, je ne sais encore où vous voulez en venir.

– J’ai analysé chimiquement la résine de ces pins, dans un voyage que j’ai fait à Hapna, et je connais maintenant sa composition.

De même qu’on peut fabriquer de l’air et des eaux minérales, je puis fabriquer une résine en tout semblable à celle dont je vous parle, et la mélanger à cet enduit de goudron que j’appliquerai sur les murs.

Puis, à l’aide d’un calorifère et d’un thermomètre, nous entretiendrons dans la chambre une atmosphère égale à celle de la vallée de Hapna.

Vous le voyez, ajouta l’homme gris en souriant, c’est bien simple.

L’abbé Samuel le regardait avec un étonnement mêlé d’admiration.

Ils étaient, tout en causant, revenus dans Old Gravel lane ; mais, au lieu de rejoindre Shoking, ils remontèrent jusqu’à Saint-George street et entrèrent dans la boutique d’un chemist dispensary, c’est-à-dire d’un pharmacien.

Là, l’homme gris fit préparer la potion ; puis il dit à l’abbé Samuel :

– Maintenant, je vais envoyer Shoking chez Jefferies, et vous reconduire ensuite à Saint-Gilles.

Et, en effet, l’homme gris dans Old Gravel lane, ouvrit la porte du public-house de Master Wandstone et appela Shoking qui buvait philosophiquement son troisième verre de grog au gin.

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