XL

Calcraff n’eut le temps ni d’accepter ni de refuser l’offre que lui faisait Jefferies d’aller lui chercher une seconde tasse de lait.

La porte s’ouvrit et les gardiens qui précédaient le condamné apparurent dans le corridor.

Calcraff avait fini par se lever ; mais il s’appuyait au mur et la souffrance qu’il éprouvait devenait de plus en plus vive.

– Voici l’heure, dit un des gardiens en entrant.

Jefferies cessa un moment de regarder Calcraff sur le visage duquel il épiait avec anxiété les progrès de ce mal mystérieux dont il était subitement atteint.

Et, détournant les yeux de Calcraff, il regarda le condamné qui entrait soutenu par le prêtre et par le sous-gouverneur.

Jefferies aperçut l’abbé Samuel, et une légère rougeur monta à son front.

La présence de l’abbé Samuel en ce lieu, c’était une attestation muette que l’homme gris continuait à veiller sur le malheureux qui croyait sa dernière heure arrivée.

John était pâle, mais il marchait la tête haute, et s’il ne conservait que peu d’espoir, du moins il voulait mourir en digne fils de l’Irlande.

L’attitude de John était si noble, si résignée, si exempte de faiblesse, du reste, qu’une grande émotion s’était emparée de tous ceux qui composaient son funèbre cortége.

Le bon sir Robert M…, le sous-gouverneur avait cessé de rire, et on voyait deux grosses larmes rouler dans ses yeux.

Le shériff dit à Calcraff, selon l’usage :

– Nous vous remettons cet homme, et il est à vous désormais.

Calcraff fit un signe de tête, mais il ne bougea pas de la place où il était.

Peut-être avait-il peur de se laisser tomber en perdant le point d’appui de la muraille.

L’abbé Samuel avait pâli en voyant Calcraff, mais un regard de Jefferies le rassura.

Ce dernier s’approcha alors du condamné avec les entraves et il lui passa la ceinture.

John Colden n’opposa aucune résistance.

Tout le monde se tenait à l’écart, comme si chacun avait eu peur de toucher à ces courroies maudites qui allaient réduire John Colden à l’impuissance.

Seul, l’abbé Samuel était demeuré auprès de lui, et il y eut un moment où les lèvres de Jefferies furent si près de l’oreille du prêtre qu’elles murmurèrent :

– Calcraff ne peut plus marcher… courage !

John Colden entendit et le sang afflua à son cœur, et son visage pâle s’empourpra tout à coup.

Il se laissa fixer les mains derrière le dos, après la ceinture.

Puis Jefferies se baissa et lui mit les courroies aux pieds.

Alors le gouverneur de la prison, personnage qui n’apparaissait qu’aux grandes occasions, entra et fit un signe à Calcraff.

Celui-ci, par un effort surhumain, s’approcha du registre et se mit à écrire d’une main tremblante le reçu du condamné.

Mais, comme il ne manquait plus que sa signature au bas de l’acte, ses jambes fléchirent, ses genoux ployèrent, et il s’affaissa en murmurant :

– Je crois que je vais mourir.

Ce fût un coup de théâtre.

Les gardiens, le gouverneur, le sous-gouverneur et le shériff se regardèrent.

Jefferies, qui voulait gagner du temps, dit :

– Ce n’est rien. C’est son moment de faiblesse qui le prend. Ordinairement, c’est la veille qu’il l’a.

On savait que Calcraff avait souvent un tremblement nerveux quelques heures avant les exécutions.

Le shériff lui dit :

– Remettez-vous, mon ami, et obéissez à la loi. Du courage !

Mais Calcraff se roulait sur le sol en proie à d’horribles convulsions et disait :

– Ce n’est pas le courage qui me manque, c’est la force.

On le releva, on l’assit sur un banc, le gouverneur tira de sa poche un flacon de sels.

Calcraff essaya par deux fois de se relever, il ne le put pas.

Cependant on n’était plus assez loin du mur d’enceinte de la prison pour ne pas entendre le murmure strident de la foule qui s’impatientait à mesure que l’heure approchait.

– Il faut surseoir à l’exécution, dit le sous-gouverneur.

– C’est impossible ! dit le shériff. Allons, Calcraff, levez-vous !

– Je ne peux pas ! gémit le bourreau, dont les tortures n’avaient plus de nom.

John Colden était redevenu fort pâle. Il sentait qu’en ce moment sa vie tenait à un miracle.

– Messieurs, dit l’abbé Samuel, le peuple hurle et chacun de ses hurlements augmente l’agonie de ce malheureux.

– Il faut en finir, dit le shériff.

– Certainement, dit le gouverneur.

Alors Jefferies fit un pas vers ce dernier.

– Je ne suis pas le valet de Calcraff depuis vingt ans pour ne le savoir remplacer au besoin, dit-il, et si Votre Honneur daigne le permettre…

– Oui, oui, dit le gouverneur, marchons !…

Et on laissa Calcraff se débattre dans les convulsions, et le shériff fit signe qu’il fallait passer outre.

Le prêtre soutint John Colden et répéta le mot : Courage.

Jefferies se plaça à sa droite et le cortége se mit en route.

Il n’y avait qu’un corridor à traverser pour atteindre la cuisine.

C’est par là, on le sait, que le condamné sort pour mourir.

On avait tendu dans la cuisine deux grands draps blancs qui masquaient les fourneaux et formaient comme une ruelle.

La porte qui allait s’ouvrir sur l’échafaud était encore fermée, mais on entendait, au travers, les trépignements et les sourds frémissements de la foule impatiente de voir mourir un homme.

En ce moment John Colden sentit un peu de sa force d’âme l’abandonner.

Comment pouvait-il croire encore qu’on allait le sauver ?

C’est à cette dernière minute qu’on offre au condamné un verre de gin.

Le cuisinier se présenta donc avec un plateau sur lequel était un verre plein.

John Colden le refusa.

– À quoi bon ? dit-il.

Et il se remit en marche.

Alors la porte s’ouvrit.

Un moment John Colden s’arrêta, ivre d’horreur et serré à la gorge par cette mystérieuse épouvante de la mort qui s’empare des plus braves.

Il venait de voir l’échafaud de plain-pied avec le seuil de la porte et tout à l’entour une nuée de têtes qui vociféraient.

Les torches des aides brûlaient encore.

La corde pendait au gibet.

– Courage ! dit le prêtre.

Et il embrassa le condamné.

John Colden fit un effort suprême, et, franchissant le seuil de la porte, il se trouva sur l’échafaud.

Alors, il promena un dernier regard, un regard où se lisait encore un reste d’amour pour la vie, mélangé à une résignation toute chrétienne.

Jefferies lui passa le nœud fatal autour du cou.

John se retourna et chercha le prêtre des yeux.

Le prêtre n’était plus là.

– Allons ! murmura-t-il, c’est fini… Dieu sauve l’Irlande !

Et comme il regardait encore, cherchant dans cette marée humaine un visage ami, Jefferies lui abaissa le bonnet noir sur les yeux, et il ne vit plus rien !

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