XXXIX

John, le rough qui, la nuit précédente, avait conduit l’homme gris dans le logement de Betty, situé, comme on le sait, au-dessus de celui de Calcraff, n’avait rien exagéré dans les détails qu’il avait donnés sur le bourreau de Londres.

Calcraff était un homme entre deux âges, d’une force herculéenne et d’un caractère sombre.

Beaucoup de ceux qui exercent cette terrible profession sont en proie à une éternelle tristesse.

Plusieurs encore, sinon presque tous, sont chirurgiens et s’occupent d’anatomie avec une sorte de passion.

Isolés de la société qui les repousse avec une muette horreur, les bourreaux vivent à l’écart, parlent peu, et se livrent ordinairement à des études sérieuses.

La plupart sont sobres.

Calcraff rentrait de bonne heure, chaque soir, faisait un repas frugal et se couchait.

La veille des exécutions il ne soupait pas.

Ainsi John avait dit vrai. Ce soir-là, Calcraff s’était contenté d’une tasse de thé et s’était mis au lit avant huit heures.

Le gros œuvre, comme on dit, concernait Jefferies.

Calcraff n’avait à se mêler que d’une chose, passer la corde au cou du condamné, lui rabattre le bonnet noir sur les yeux et le lancer dans l’éternité.

Quand il arrivait à Newgate, tout était prêt.

Calcraff dormit donc jusqu’à trois heures et demie du matin et ne se leva que lorsque la sonnerie d’un réveil placé sur la cheminée de sa chambre, se fit entendre.

Avant de s’habiller, il trempa ses bras jusqu’au coude dans un baquet d’eau froide et plaça sa tête sous un appareil hydrothérapique qui se trouvait dans le laboratoire et qui laissa pleuvoir dessus une gerbe glacée.

Cet homme qui depuis trente années exerçait son terrible ministère n’avait jamais exécuté un patient sans être pris, deux ou trois heures auparavant, d’un tremblement nerveux dont il ne devenait maître qu’en s’administrant des douches d’eau glacée.

Sa toilette terminée, il s’enveloppa dans son manteau, et descendit sans bruit l’escalier de sa maison, après avoir soigneusement fermé la porte.

Well close square était désert, à cette heure matinale.

Cependant il y avait un cab dans un angle de la place qui paraissait attendre le bourreau.

Ce cab avait été retenu par lui, la veille, à la station de voitures la plus proche.

Calcraff y monta sans prononcer un mot, et le cabman ne lui fit aucune question.

Il savait où il allait.

Jusques à Saint-Paul, le cab put se frayer un passage au milieu de la foule énorme qui de toute part se rendait à Newgate, mais devant Saint-Paul, le cabman s’arrêta.

Calcraff, habitué à cela sans doute, descendit, donna une demi-couronne au cabman et appela deux policemen, de qui il se fit reconnaître.

Alors les deux policemen agitèrent leur bâton et, se plaçant à côté de lui, crièrent :

– Place ! place à Calcraff !

Et si compacte qu’elle fût, la foule s’écartait en entendant ces mots, et Calcraff passait.

Le peuple de Londres a une superstition.

Quiconque touche au bourreau, meurt de sa main quelque jour.

Aussi s’écartait-on avec une sorte de terreur, et Calcraff put-il arriver jusqu’à la porte de Newgate, qui s’ouvrit aussitôt devant lui.

Il était alors cinq heures et demie du matin.

Ce fut le portier-consigne qui le reçut.

– Vous êtes en avance, lui dit-il.

– Un peu, répondit Calcraff.

– Le condamné est catholique, comme vous savez.

– Je le sais, dit Calcraff.

– Et on lui dit la messe dans la chapelle.

Calcraff se fit ouvrir la grille qui sépare l’avant-greffe de l’intérieur de la prison et il se rendit à la cuisine, selon son habitude.

Il était fort pâle et, bien qu’il ne tremblât plus, il était en proie à cette émotion qu’il ne parvenait jamais à dominer qu’au dernier moment.

Le cuisinier, le voyant entrer, lui dit :

– Vous venez boire votre tasse de lait ?

– Oui.

Le cuisinier lui présenta une assiette sur laquelle se trouvait un bol de lait froid.

Calcraff le vida d’un trait, le reposa sur l’assiette et sortit de la cuisine sans dire un mot.

Deux gardiens l’accompagnaient.

Il y a à Newgate, tout à côté de la chapelle, une petite salle qui prend le jour par en haut.

C’est la salle de la toilette.

C’est là que le bourreau et son aide attendent que le condamné sorte de la chapelle.

C’est là que la remise leur en est faite solennellement.

Sur un pupitre à hauteur d’appui se trouve un énorme registre tout ouvert.

Le gouverneur et les gardiens entrent avec le condamné dans cette salle, dont on ferme les portes…

Alors le valet du bourreau ouvre une armoire dans laquelle il prend une ceinture de cuir et des courroies.

Les courroies servent à entraver les jambes du condamné, la ceinture lui prend les mains, les ramène et les lie derrière le dos.

Quand ces sinistres préparatifs sont terminés, le gouverneur de la prison, qui est venu là en grand uniforme, dit à Calcraff :

– Maintenant cet homme est à vous.

– Je le reçois, dit Calcraff.

Et il s’approche du registre ouvert et donne un reçu du condamné, qu’il signe de son nom et de son paraphe.

Alors les portes s’ouvrent et le condamné, appuyé sur le ministre ou le prêtre qui l’assiste, et sur le valet de l’exécuteur, s’achemine vers l’échafaud.

Lorsque Calcraff arriva dans la chambre de la toilette, Jefferies y était seul.

Jefferies était plus pâle et plus tremblant que Calcraff et il dissimulait mal son émotion.

Cependant Calcraff n’y prit pas garde.

– Tout est prêt ? demanda-t-il.

– Tout, répondit le valet.

Calcraff s’assit sur un banc qui régnait tout le long du mur.

– Est-ce que vous avez encore votre tremblement ? demanda Jefferies après un silence.

– Non, mais…

Calcraff s’arrêta et porta la main à son front.

– Quoi donc ? fit Jefferies.

– Voilà que j’éprouve une lourdeur de tête.

– Ah !

– J’ai comme du feu dans la poitrine et de la glace sur le front.

Et Calcraff, pris d’un malaise subit, se leva vivement.

– Oh ! c’est singulier, dit-il.

Il fit quelques pas et ses jambes tremblèrent.

– Vous devriez pourtant vous habituer, depuis trente ans que vous êtes dans le métier,… dit Jefferies.

– Ce n’est pas l’émotion, c’est… autre chose… Oh ! maintenant, voilà que c’est la tête qui me brûle… dit Calcraff.

Et il se laissa retomber sur le banc d’où il s’était levé tout à l’heure.

Un éclair de sombre joie passa alors dans les yeux de Jefferies.

En même temps les cloches de Saint-Barthélemy commencèrent à tinter, et, faisant un effort suprême, le bourreau se releva et dit :

– Il faut pourtant que je fasse mon métier… Bon ! voilà que mes jambes fléchissent… Soutiens-moi donc, Jefferies… Qu’est-ce que j’ai, mon Dieu !

– Voulez-vous une autre tasse de lait ? dit Jefferies, qui sentait gronder dans son cœur une tempête de joie.

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